Les réverbères : arts vivants

L’homme qui révolutionna la course à pied

C’est un Thierry Romanens très affûté qui se présente en ce moment sur la scène du bas du Grütli. Et pour cause, son spectacle, Courir, raconte l’histoire d’Emil Zátopek, alias la locomotive tchèque, en se basant sur le roman éponyme de Jean Echenoz. Un spectacle à voir et à entendre, car encore une fois accompagné du trio Format A’3, jusqu’au 19 décembre. 

« Un jour on calculera que, rien qu’en s’entraînant, Emile aura couru trois fois le tour de la Terre. Faire marcher la machine, l’améliorer sans cesse et lui extorquer des résultats, il n’y a que ça qui compte et sans doute est-ce pour ça que, franchement, il n’est pas beau à voir. C’est qu’il se fout de tout le reste. Cette machine est un moteur exceptionnel sur lequel on aurait négligé de monter une carrosserie.1 »  

Emil Zátopek naît dans une petite ville ouvrière de Tchécoslovaquie, en 1922. Très jeune, il commence à travailler à l’usine, sa famille ayant peu de moyens. Il se met rapidement à la course à pied, un peu par hasard – l’entreprise organise chaque année une course entre les employés – et contre l’avis de son père, qui ne peut lui acheter de nouvelles chaussures si la semelle s’use trop vite. Emil y prend goût, s’entraîne, repousse ses limites et commence à battre des records. Jusqu’à atteindre les compétitions internationales et réaliser un triplé historique aux Jeux Olympiques d’Helsinki de 1952, où il remporte le 5’000m, le 10’000m et le marathon, qu’il court pour la première fois. Un exploit qui n’a jamais été réédité ! Surtout, il invente l’entraînement fractionné et le sprint final, qui sont aujourd’hui utilisés par tous les athlètes. Sur la scène, Thierry Romanens raconte l’histoire de cet être atypique qui a révolutionné son sport, en compagnie de Format A’3 (Alexis Gfeller, Fabien Sevilla et Patrick Dufresne), qui donne un rythme et une ambiance sonore au récit, tout en incarnant quelques personnages annexes. 

« Jamais rien comme les autres, même si c’est un type comme tout le monde » 

L’histoire narrée par Thierry Romanens est donc celle d’un homme simple, qui n’a jamais cherché la gloire, seulement à s’améliorer constamment. Emil détonne dans le monde de la course : sa fédération n’a pas d’argent – il commence à courir pendant la Guerre –, il débarque à peine équipé, semble grimacer de douleur à chaque pas, et présente surtout une technique déplorable. Son premier entraîneur lui répétera d’ailleurs inlassablement « Tu cours bizarrement, mais tu ne cours pas si mal. » Ce « type comme tout le monde » ne fait que se remettre en question, pour chercher ses limites et aller plus loin, en habituant son corps à certaines choses, contre l’avis des médecins. Ces derniers sont d’ailleurs interloqués par ses résultats, et évoquent un échange gazeux favorisant l’apport d’oxygène, ou encore un cœur hypertrophié. Mais il n’en est rien : Emil est comme tout le monde, on vous dit ! Alors, petit à petit, il révolutionne la course à pied par ses techniques atypiques, ses accélérations foudroyantes et sa manière de s’entraîner inhabituelle. Son nom deviendra incontournable dans le monde de la course, et du sport en général. 

Mais derrière ses exploits se cache aussi une sombre histoire de manipulation politique. Les dirigeants communistes de l’époque l’érigent en héros national, dont la supériorité manifeste serait due au système. Emil devient un outil de la propagande, dans le contexte d’après-guerre, illustrant toute la complexité politique de la situation de l’époque. On évoquera cette histoire d’un journaliste souhaitant l’interviewer, et qui doit obtenir un nombre incalculable d’autorisations pour y parvenir. Une fois au domicile d’Emil, il y rencontre son épouse, Dana, et une soi-disant amie enseignante venue passer la soirée ici… et qui s’avère être une agente du parti, qui a tout enregistré et fera un rapport auprès des hautes instances. Surtout, après cette période, durant le Printemps de Prague, Emil affiche son soutien à Alexander Dubček, et se retrouve dès lors mis au ban de la société, avant d’être réhabilité plus tard. On dit souvent qu’il ne faut pas mêler sport et politique, voilà un bel exemple de l’impossibilité de le faire dans les faits, puisque c’était déjà monnaie courante. Un constat qui résonne étrangement avec aujourd’hui… 

Rythmer le texte comme la course 

Après Chapitres de la chute. Saga des Lehmann Brothers, Thierry Romanens narre une autre épopée, très différente de la précédente. On retrouve ce phrasé très naturel, comme si on était assis autour d’un café et qu’il nous racontait l’histoire d’Emil. On notera également les quelques petits apartés, présents dans le texte d’Echenoz et retranscrits à la scène, comme lorsqu’il nous dit, au détour d’une étape de la vie du coureur : « Je ne sais pas vous mais moi, tous ces exploits, ces records, ces victoires, ces trophées, on commencerait peut-être à en avoir un peu assez. Et cela tombe bien car voici qu’Emile va se mettre à perdre. » Cette narration à la première personne nous ancre encore un peu plus dans ce récit presque intimiste, rendant vivante l’interaction, dans laquelle il ne se contente pas de raconter simplement. En tenue de sport, il bouge, court autour de la scène, exulte quand il évoque les victoires d’Emil… Beaucoup d’images nous viennent en tête. Pourtant, la scénographie évoque plus un concert qu’un spectacle de théâtre : des instruments (contrebasse, piano à queue, batterie, guitare et boîte à rythmes…), des enceintes, un micro sur pied, un autre tombant du plafond. Thierry Romanens joue ainsi sur les effets de voix, pour varier le ton, les personnages et les ambiances. Il donne ainsi un rythme au texte, tel celui de la course, tout en interprétant également certains passages en chansons. 

Ce rythme est soutenu par le trio Format A’3, qui joue presque constamment. On suit les variations de la cadence des courses, mais aussi le changement d’ambiance selon le propos : les moments plus difficiles d’Emil, les manigances politiques, ou les moments de liesse lorsqu’il gagne sous les acclamations du public. On entend aussi, grâce à la boîte à rythmes, sa respiration pendant la course, et donc pendant les passages chantés. Mais ce n’est pas tout, car le trio incarne aussi certains personnages, changeant de costume, se joignant à la course effrénée d’Emil, tapant dans leurs mains pour entraîner le public… La musique n’accompagne pas le spectacle, elle joue un véritable rôle dans la narration de celui-ci. Elle raconte quelque chose de l’ambiance, des états d’âme d’Emil. C’est donc surtout le rythme qu’on retient, illustrant tous les changements dans celui de la vie du coureur et ses entraînements. Thierry Romanens et Format A’3 réussissent ainsi l’exploit de raconter des courses, un véritable marathon, sans courir ou presque. 

Fabien Imhof 

Infos pratiques : 

Courir, de Jean Echenoz, du 6 au 19 décembre 2025 aux Scènes du Grütli (Scène du Bas). 

Mise en scène : Thierry Romanens et Robert Sandoz 

Avec Thierry Romanens, Alexis Gfeller, Fabien Sevilla et Patrick Dufresne 

https://grutli.ch/spectacle/courir 

Photos : ©Mercedes Riedy 

Fabien Imhof

Co-fondateur de la Pépinière, il s’occupe principalement du pôle Réverbères. Spectateur et lecteur passionné, il vous fera voyager à travers les spectacles et mises en scène des théâtres de la région, et vous fera découvrir différentes œuvres cinématographiques et autres pépites littéraires.

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