L’inceste en mode choral
Avec Sagrada Familia, Nathalie Lannuzel offre une pièce transcendant son témoignage personnel sur l’inceste paternel qu’elle a subi. Pour interroger les structures familiales et sociales qui permettent la perpétuation de ce crime contre notre humanité commune.
Pourquoi faire des enfants ? Pour les abuser et les violer ? Les traumatiser ainsi que leurs proches sur des générations ? Voici les questions dérangeantes, malaisantes posées par l’inceste. Malgré son côté tabou, l’inceste ravage des milliers de familles en Suisse.
Un pays qui ne dispose toujours pas d’une enquête détaillée sur ce crime au plan fédéral et d’une Commission ad hoc comme ce fut le cas en France avec la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. En mars de l’année dernière, soutenu par une majorité du Conseil national, Christophe Clivaz (Les Vert·e·s) demande au Conseil Fédéral un rapport sur les cas d’incestes en Suisse. Cela grâce, entre autres, à une enquête nationale afin notamment d’« offrir un meilleur soutien aux victimes ». Aucune concrétisation à ce jour.
Dans le sillage de plusieurs écrits et témoignages, des milliers de personnes incestées se sont manifestées pour la première fois. Loin des récits crus, frontaux et parfois brutaux voire insoutenables signés Christine Angot, Camille Kouchner, Marie-Pier Lafontaine et Neige Sinno, Nathalie Lannuzel choisit la métaphore, la poésie et la choralité pour explorer les méandres d’un trauma. Bien qu’individuel et familial, il résonne alors universellement. Cette œuvre, à la fois intime et collective, se distingue par son approche réflexive et son ambition de reconstruire sur les ruines du silence et de la honte.
Fragmentation textuelle
Le titre, Sagrada Familia, n’est pas anodin. Il évoque l’édifice inachevé de Gaudí, symbole de fragilité, de complexité et d’espoir. Comme la basilique, la pièce est une construction minutieuse, une cathédrale de mots érigée sur des marécages d’oubli, d’horreur et de douleur. Quatre voix s’entrelacent sur scène : l’enfant, le corps, la femme et l’être profond. Elles sont passées, parfois comme à la veillée, par Claire Deutsch, Pierre-Isaïe Duc, Pierre Boulben et Alice Delagrave.
Ces voix anonymes, simplement désignées par des lettres et des chiffres, rappellent les expérimentations de la dramaturge et écrivaine française Nathalie Sarraute. Elles incarnent les strates d’une identité fragmentée par le traumatisme, tout en créant une polyphonie où le témoignage individuel devient collectif.
Cette fragmentation narrative reflète la dissociation. Soit un mécanisme de survie qui « coupe l’enfant de son corps » pour préserver son esprit. « Cette nuit-là. Nuit dans la nuit de la nuit. Noir absolu. Englouti. Anéantissement », entend-on. Les projections sur scène de phrases écrites lettre à lettre emblématisent ce processus laborieux de mise en mots de l’indicible. L’écriture de Nathalie Lannuzel, à la fois poétique et précise, reconstruit les éclats d’une mémoire traumatique, tout en insufflant une vitalité poignante.
L’inceste autrement
Contrairement à Christine Angot (L’Inceste) ou Neige Sinno (Triste Tigre), qui privilégient la crudité des faits, la pièce opte pour la métaphore, la poésie et l’émotion distanciée, réflexive. Elle ne se contente pas de raconter l’horreur ; elle interroge les mécanismes de domination, les non-dits familiaux et les structures sociales qui permettent à l’inceste de perdurer. « Dire est une révolution », proclame-t-elle, citant l’anthropologue Dorothée Dussy.
La pièce explore notamment la complexité du lien père-fille, où protection et danger se confondent. Cette ambivalence, cette confusion entre amour et violence, est au centre du récit. La tragédie de l’inceste pour l’enfant incestée est souvent qu’elle ne peut plus distinguer un mouvement de tendresse paternelle de son comportement incestueux qui « marécage » tout. Nathalie Lannuzel refuse pourtant de condamner purement et simplement son père décédé. Il n’a, selon elle, fait montre d’aucun remord sur ses actes incestueux. L’ancienne Miss Suisse, Sarah Breguet abusée par son père de 5 à 13 ans explique : « J’étais totalement consciente que ce qui se passait était dégoûtant. Mais il y a une ambivalence. Je devais aimer mon père. Il me donnait à manger, m’emmenait en vacances. Je savais que, si j’en parlais, j’allais tout détruire autour de moi. Alors je me suis construit un masque : je n’ai plus eu confiance en rien ni personne, et surtout pas en moi. »[1]
Au-delà de la poésie et de l’écriture cinématographique, endoscopique en plan séquence, le viol sur enfant entre étouffement, dégout, dévoration et trauma est explicitement ressenti dans son vécu enfantin recomposé depuis l’écriture adulte, Les exactions et abus sur enfants sont d’abord un rapport d’échelle de corps et de discrépance au plan de la force physique :
« Quelqu’un de grand, quelqu’un d’énorme, quelqu’un te soulève, te prend, te serre, te presse, tu étouffes, tu voudrais crier, brusquement ta bouche est envahie, une chose visqueuse, une chose gluante, comme une grosse limace chaude, te pénètre dans la bouche, te dévore de l’intérieur, tu ne peux plus respirer, des larmes coulent de tes yeux, tu cries au-dedans de toi mais aucun son ne peut sortir, tu veux reculer, tu projettes ton corps en arrière, derrière toi le mur, il y a un interrupteur, là, quelque part, tu tâtonnes et tu trouves, abaisses le bouton, la lumière gicle. »
Limites
Si la pièce est puissante, elle n’échappe pas à certains écueils. La choralité, bien que poétique, peut sembler excessive dans son formalisme. Les quatre comédien·ne·s de talent, peinent parfois à incarner pleinement les différentes facettes des personnages-voix. Leur performance narratrice, empreinte de retenue, manque épisodiquement de relief au cœur d’une mise en scène trop sobre et formelle.
Par ailleurs, l’insistance sur l’agonie de la mère, qui n’a rien dit, peut paraître redondante. Bien que ce silence soit central dans le récit, il est parfois traité de manière trop littérale, sans laisser suffisamment de place à l’interprétation du public. De même, la survalorisation des succès scolaires de la personne incestée, bien que révélatrice d’une quête de reconnaissance, semble parfois artificielle. Comme si l’autrice cherchait à rompre absolument avec un statut de victime à travers ses accomplissements.
Peu d’écoute
Mais cela se discute. En effet, la justice, par exemple, impose souvent aux personnes incestées, des récits doloristes. Les victimes devraient être forcément détruites, sanctuarisées à vie dans la honte et la dépression, le ressentiment et l’échec tout en se montrant évidemment résilientes en suivant notamment une thérapie. Sans parler des détails sordides exigés sur les agressions et viols, leur fréquence qui doivent être anatomiquement détaillés.
Un chemin de croix en forme d’épreuve dure, fréquemment destructrice, au plan intime, familial, relationnel et professionnel. C’est une procédure à l’issue incertaine et à laquelle se refusent de nombreuses personnes incestées. Avec la justice, le fait de dire ne suffit donc plus. Faute de preuves matérielles, fort peu de condamnations sont prononcées en Suisse.
Enfin, on peut relever une auto-centration dans Sagrada Familia marquant aussi nombre d’autres récits parus sur l’inceste qui sont une forme de reconstruction de soi et de l’affirmation du droit à dire je. Le texte semble parfois osciller entre l’autrice et elle-même, sans laisser assez de place à autrui. Sur scène, les balançoires, censées évoquer l’enfance, peuvent paraître anecdotiques venant troubler l’immersion du spectateur et de la spectatrice.
Essentielle
Malgré ces limites bien mineures, Sagrada Familia est une œuvre essentielle. Elle interroge la responsabilité collective face à l’inceste, un crime encore trop souvent minimisé. En Suisse, on estime que 20 à 30 % des mineurs subissent une agression sexuelle avec contact physique, un chiffre qui sous-estime largement la réalité. La pièce questionne la capacité de la société à reconnaître et à tenter de réparer ces blessures invisibles.
La mise en scène, sobre mais intense, donne toute sa force aux mots et à leur portée narrative et parfois émotionnelle. Les jeux de lumière, les projections et la musique créent une atmosphère à la fois intime et universelle. La nourriture, métaphore récurrente, devient un vecteur dramatique. Les repas familiaux, décrits comme des scènes de tension et de contrôle, révèlent les dynamiques oppressives et les secrets enfouis. « Au centre de la loi, la table familiale… où se durcit le ciment qui recouvre les cadavres qu’on se refile de génération en génération », avance la pièce. Ambiance.
Quête de résilience
Au-delà de l’exploration de la douleur, Sagrada Familia est une quête de résilience. Son auteure ne se contente pas de témoigner ; elle cherche à reconstruire. « Tout. Je reprends tout. La beauté du monde et la terreur des hommes », dit une voix de la pièce. Cette volonté de transcender l’indicible, de transformer un héritage dysfonctionnel en une force vitale, est au cœur de l’œuvre. Or cela ne va pas de soi. Refusant d’avoir des enfants, l’auteure reconnaît exercer une vigilance et un contrôle permanents sur ses propres attitudes envers… les enfants les voulant dénuées de toute ambiguïté.
Sagrada Familia est une pièce nécessaire, qui ouvre des brèches dans le silence et l’omerta. Ceci après notamment les témoignages. Elle nous invite à regarder en face les blessures invisibles, à interroger nos propres liens familiaux et à participer à une catharsis collective. Comme l’avance Lannuzel : « Les enfants pleureront et on ne les entendra pas. » Face au silence des familles incestueuses et à une législation suisse peu outillée pour lutter contre ce fléau, fasse que ce spectacle sobre, doux, lucide et éclairant contribue à ouvrir les yeux et les oreilles à toutes et tous.
Frank Lebrun
Infos pratiques :
Sagrada Familia. Ou comment édifier une cathédrale sur des marécages, de Nathalie Lannuzel, créé au Théâtre de Vidy, le 31 janvier 2025, puis joué le11 mars 2025 au Théâtre Benno Besson, Yverdon et les 13 et 14 mars, à l’Usine à Gaz, Nyon.
Mise en scène : Nathalie Lannuzel.
Avec Claire Deutsch, Pierre-Isaïe Duc, Pierre Boulben, Alice Delagrave
Photos : ©Calypso Mahieu
[1] Citée dans : https://www.illustre.ch/magazine/une-miss-suisse-et-trois-romandes-victimes-dinceste-brisent-le-silence-332689. Sarah Briguet a publié : Miss à mort, Payot, 2021. Voir aussi : Béatrice Riand, Sarah Briguet, Ces gens-là, Slatkine, 2023. Ce recueil de témoignages sur l’inceste affirme : « L’inceste est un tueur en série, qui sévit dans la plus grande impunité parce que ses victimes ne le dénoncent pas dans le délai légal imparti. C’est bien de cela dont il est ici question. Du temps qu’il faut à « ces gens-là » pour s’éloigner du cri et renouer avec la parole. »