L’odyssée cosmique de Pelléas et Mélisande
Au Grand Théâtre de Genève, Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet offrent une lecture chorégraphique et cosmique du seul opéra de Debussy. Elle traduit une fascination pour les rituels, les corps archaïques et la puissance narrative du groupe.
Entre les cristaux de Marina Abramović et les costumes organiques d’Iris van Herpen, les corps dansants deviennent l’écho des silences et la chair des non-dits. Une expérience de théâtre total qui invente à l’œuvre une nouvelle respiration.
On n’entre pas dans ce Pelléas et Mélisande comme dans un opéra ordinaire. On y pénètre comme dans un rêve minéral, un espace galactique où les personnages sont des naufragés. D’emblée, le ton est donné : l’univers scénique, conçu par Marina Abramović, est peuplé de grands cristaux translucides, capsules de mémoire et de temps, qui recomposent l’espace au gré des scènes – grotte, château, forêt. La scénographie tuile le médiéval à la science-fiction chère au cinéma de la fin des années 70 et des années 80.
Au fond, un immense hublot circulaire, œil ou astre, diffuse les vidéos hypnotiques de Marco Brambilla, voyage stellaire entre naissance d’étoiles et trous noirs. Nous ne sommes plus à Allemonde, mais quelque part dans un cosmos froid magnétique et un brin kitsch.
Danse graphique et sculpturale
L’histoire, pourtant, reste celle du livret tiré de la pièce de Maeterlinck, sublimée par la musique de Debussy. Golaud, prince égaré, rencontre Mélisande, une jeune femme énigmatique, au bord d’une source. Il l’épouse sans rien savoir d’elle. Au château, la jeune femme et Pelléas, le demi-frère de Golaud, vont vivre un amour naissant, fait de regards et de silences, jusqu’à ce que la jalousie de Golaud ne les broie. A l’opéra, les histoires d’amour finissent mal en général.
Mais ici, le récit ne se limite pas aux chanteurs et chanteuses. Il est habité, traversé, somatisé par sept danseurs – issus du Ballet du Grand Théâtre de Genève et de la compagnie Eastman de Sidi Larbi Cherkaoui – qui deviennent l’incarnation de l’invisible. Dès la première scène, vêtus de justaucorps noirs, ils manipulent des fils élastiques, tissant tour à tour la forêt, l’étendue d’eau, la couronne perdue de Mélisande. Ces fils, ce sont les liens qui unissent et étouffent les protagonistes.
La mise en scène opère un déplacement du drame. Il ne se joue plus seulement dans la voix, mais dans la corporéité des danseurs qui prolongent et contrebalancent à la fois le hiératisme de l’ensemble. Le geste révèle ce que le livret ne dit pas, plongeant au cœur des non-dits, des désirs inavoués et de la fatalité.

Tension anatomique
La chorégraphie toute en tensions et contentions est notamment inspirée de l’œuvre de sculpteur-ices proches de Debussy – Auguste Rodin et Camille Claudel. Mais surtout de George Minne, ami de Maurice Maeterlinck. La danse ne se contente pas d’illustrer la musique de Debussy ; elle en matérialise les blancs, ces silences où la vérité se cache. Chez George Minne, on parle d’une chorégraphie intérieure : la manière dont l’artiste fait du corps humain un instrument de tension spirituelle, où le geste devient prière, hésitation ou élan. Cette tension corporelle du langage gestuel de la danse moderne, naissante à la même époque (Isadora Duncan, Loïe Fuller) dont on trouve les échos dans certains tableaux chorégraphiés.
Dans les interludes musicaux, les corps des danseurs se cassent, s’enroulent, se vrillent, exsudant une animalité qui n’exclut pas la sensualité. Autour de Golaud, le mouvement devient anguleux, presque martial et intensément marionnettique. À l’inverse, autour de Pelléas et Mélisande, la matière est aqueuse, sensible, fluide.
Les chanteur/euses, remarquablement dirigés, évoluent au centre de ce flux chorégraphique sans jamais être éclipsé-es. La soprano norvégienne Mari Eriksmoen incarne une Mélisande d’une lucidité troublante. Fragile en apparence, elle déploie une force rare, celle d’une femme qui dit la vérité dans un monde qui refuse de l’entendre.
Complexe Mélisande
Pour mémoire, Mélisande, être quasi-féérique et surnaturel, est tissée de pressentiment et d’énigme, fort probablement d’essence aristocratique, une possible souveraine ayant renoncé à sa couronne qu’elle veut laisser engloutie dans les eaux. Tandis que Golaud, égaré lors d’une chasse, la découvre dans la sombre forêt, elle se déclare explicitement menacée et poursuivie avant de transiter de la souffrance à l’abnégation en passant par l’exaltation et la crainte une grande partie de l’intrigue. Dans son jeu et son chant, elle passe bien les thèmes musicaux qui lui sont associés, alliant le poids de la destinée et la naïveté candide d’une victime juvénile.
En témoigne la scène de torture où elle est trainée à l’aide de ses propres cheveux sous forme de fils l’emprisonnant inexorablement par Golaud. Ou l’ordre de ce dernier, ensorcelé par la jalousie et comme résolu au féminicide, qui met la vie de son épouse terrifiée en jeu dans la recherche désespérée de l’anneau perdu. Une quête qui précipitera le meurtre de Pelléas par son demi-frère Golaud.
Mélisande ne lasse pas de surprendre tant par son empathie pour autrui que sa profonde compréhension de la nature humaine. Ainsi quand elle accorde in fine son pardon à son mari abuseur et souffrant de sa propre cruauté, acquérant au passage une meilleure connaissance de soi.

Humanité tragique
Devenue épouse sous contrainte de Golaud, la jeune femme s’avoue maintes fois malheureuse. Et la fatalité qui la précipite dans les bras de Pelléas est bien plus tragique qu’amoureuse. Au plan symbolique, elle incarne la dimension mélancolique d’une humanité innocente et martyrisée. Une humanité que l’on connaît aujourd’hui sur une grande partie de notre planète déchirée par les massacres et les humiliations, les déportations et les exactions.
Face à elle, le baryton Björn Bürger offre un Pelléas juvénile et attachant, tandis que la basse Nicolas Testé impressionne en Arkel d’une autorité sourde, mais qui n’exclut pas une forme de paternalisme harceleur envers Mélisande. On pourra toutefois émettre un léger bémol concernant le Golaud de Leigh Melrose. Si la puissance vocale est là, le personnage semble parfois trop naufragé dans une jalousie unidimensionnelle, au détriment d’autres facettes – la vulnérabilité, l’amour possessif mais bien réel qu’il porte à Mélisande. On aurait aimé plus de nuances dans ce portrait d’un homme qui perd tout. Jusqu’à sa vie.
Matérialité en métamorphose
Le travail sur la matérialité est porté par les costumes d’Iris van Herpen, mi-organiques, mi-futuristes. La robe de Mélisande, surtout, semble faite d’air et de lumière, épousant les métamorphoses du personnage. Elle évolue par étapes presque imperceptibles, de la jeunesse à la maturité, jusqu’à ce qu’à la fin, la petite fille hérite de la robe du début, marquant le cycle tragique d’une transmission inéluctable.
L’Orchestre de la Suisse Romande, sous la direction impliquée de Juraj Valčuha, offre une prestation remarquable. La partition de Debussy, flot continu et jamais prétentieux, respire avec une ductilité exemplaire. Le chef slovaque prend un soin extrême à ne pas couvrir les voix, permettant à chaque nuance du texte de passer, servant ainsi la dramaturgie d’ensemble et l’intention originelle du compositeur.

Histoire sans fin
La fin n’est plus une mort, mais un changement d’état. Des êtres mystérieux, pleureuses, anges ou infirmières, lavent le corps de Mélisande dans un rituel de passage. Son enveloppe reste, mais son essence s’échappe, retourne à la galaxie. C’est une purification, mais aussi la tristesse d’un cycle qui se répète par la figure de sa fille muette ayant revêtu la même robe que sa mère. Et de fait possiblement condamnée à mourir à l’avenir sans raison.
Ce Pelléas et Mélisande est un poème chorégraphique et visuel déclinant à l’infini les motifs de l’eau et du cercle qui remet Debussy au présent. Il expose la crise des regards, fait du silence un acte et transforme la douleur en matière créative. On en sort avec l’impression tenace d’avoir assisté à un dialogue au-delà du temps, où le geste et l’ombre disent plus que les mots. Une œuvre qui, loin de tout académisme, nous touche par son humanité fragile et sa beauté plastique.
Bertrand Tappolet
Infos pratiques :
Pelléas et Mélisandre de Claude Debussy (sur un livret de Maurice Maeterlinck), du 26 octobre au 4 novembre 2025 au Grand Théâtre de Genève.
Mise en scène et chorégraphie : Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet
Direction musicale : Juraj Valčuha
Avec Björn Bürger, Mari Eriksmoen, Leigh Melrose, Nicolas Testé, Sophie Koch, Charlotte Bozzi, Mark Kurmanbayev (chant),
Avec l’Orchestre de la Suisse Romande et le Chœur du Grand Théâtre de Genève
Avec des danseuses et danseurs du Ballet du Grand Théâtre et de Eastman Dance Company
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Photos : © Magali Dougados
