Marius, enfermé au grand air
Jusqu’au 21 mars, la Comédie de Genève accueillait une virile adaptation contemporaine du Marius de Pagnol, mis en scène par le grand Joël Pommerat. Avec une distribution composée d’anciens détenus et de professionnels du spectacle. Les ex-taulards jouent comme ils vivent et cela donne au spectacle une franchise sans fioriture assez inédite.
Joël Pommerat n’en est pas à son coup d’essai. Cette fois-ci, il a suivi le mistral de ses idées pour façonner une adaptation libre et moderne du chef-d’œuvre de Pagnol avec des personnes un temps privées de liberté. Il en ressort une vérité brute dans la manière dont les acteurs jouent. D’ailleurs et c’est troublant, il y a peu de différence quand on les écoute en bord de scène après les avoir vus jouer dessus : même accent gouailleur, même verbe haut, même amour pour Marseille. On entend par exemple chez Michel Galera une urgence de vivre très similaire à celle que Marius tente d’expliquer à Fanny. Et Jean Ruimi a, quand on l’interroge, les mêmes airs bougons et péremptoires que son César scénique. On sent d’ailleurs bien qu’on n’a pas intérêt à faire le mariolle face à lui.
L’idée est donc née d’une rencontre avec des prisonniers. Quand vous serez dehors, on reprendra le spectacle… C’est la promesse faite il y a six ans par ce fada de metteur en scène aux prémentionnés, alors détenus à la prison d’Arles où Marius a été créé. Tout en respectant la trame pagnolesque d’origine (1929), l’équipage bigarré embarqué dans cette aventure a abordé le texte en improvisant sur différentes thématiques : les relations père-fils, l’amour, l’amitié, l’enfermement, l’isolement, la solitude, l’appartenance, la liberté… Tout ce qui peut manquer derrière des barreaux… et parfois même à l’air libre. Tout ce qui est contenu dans le génie de l’écriture du grand Marcel, mine de rien.
Alors, à force de répétitions et de travail s’est créée une faune, une famille de théâtre comme les aime Maître Pommerat. Il fallait bien cela pour s’attaquer à l’immense patrimoine de Pagnol, jadis sublimé par le non-moins himalayesque Raimu. Depuis, d’autres ont essayé : Roger Hanin, Yves Montand, Daniel Auteuil… Jean Ruimi, sourire en coin, aurait pu dire d’eux qu’ils se sont donnés de la peine et en ont eue… Lui-même ne voulait pas dans un premier temps toucher au sacré de l’œuvre. Mais quand on lui a expliqué qu’il s’agissait de la revisiter en prenant toute liberté avec elle tout en lui restant fidèle (…) il a pris son baluchon de collaborateur artistique pour monter lui aussi sur le pointu de la création.
Ce Marius est donc comme ces personnages : brut de décoffrage. Ils font avec ce qu’ils sont. Et c’est un peu notre lot à tous. Cela donne parfois un sentiment d’étrangeté parce qu’on sent bien que ce n’est pas un spectacle comme un autre. Il y a parfois un faux rythme dans le spectacle, la diction est ce qu’elle est, l’interprétation aussi. Il demeure qu’une vérité très forte traverse l’ensemble. Et cela a comme conséquence d’amplifier le drame ambiant.
On vous explique. Nous sommes dans les années 80. Ceci pour prouver l’intemporalité de la tragédie. Et ça fonctionne. Le huis-clos se déroule dans un bar-boulangerie-PMU du Vieux Port. L’ambiance est lourde. La clientèle rare. Les tables en formica vert pâle. La machine à café en panne. La radio crachote. On a laissé dans un coin un vieux sapin de Noël en plastique. Ça sent la crise.
Derrière le comptoir Marius fait la gueule pendant que Fanny se fane en attendant qu’il se déclare. Bien sûr il l’aime mais… Méfi ! Arrive César, le père, qui rudoie son minot tout en plaçant sur ses épaules les espoirs d’une vie qu’il n’a pas eue : une affaire prospère, un mariage heureux, …
Puis débarquent des clients : Escartefigue, Panisse, Piquoiseau, M. Brun, … Hauts en couleurs. Mais tous échoués. Qu’est-ce qu’ils attendent ? Qu’est-ce qu’ils fuient ? De quoi rêvent-ils ? De liberté, bien sûr. De sortir de leur cage. Fut-ce-t ’elle dorée. On les sent condamnés à prendre jour après jour le ferry-boat qui traverse inlassablement le Vieux-Port alors qu’ils s’imaginent matelots au long cours de Suez à Bombay. Même Panisse, le vieux cacou, est en quête d’autres horizons. Il est si seul avec son argent, ses scooters et son téléphone qui l’enferme lui aussi dans un rôle de méchant teigneux alors qu’il souhaite juste la reconnaissance de ses collègues… et de Fanny.
Bien sûr, il y a des coups de gueule, des galéjades et des réconciliations. On n’est pas chez Pagnol pour rien. Bien sûr, on sent que l’évasion du voyage excite plus Marius qu’une vie plan-plan avec son amour de Fanny. Qui est pourtant tout sauf une cagole. Oui, mais il y a plus important pour Marius : l’enjeu d’émancipation cruciale de la mainmise paternelle. Fanny le sent bien, elle qui aura la folie de sacrifier son amour pour que son amoureux puisse gagner sa liberté. Derrière chaque grand homme il y a une femme encore plus grande… Alors Marius s’escampera… Et Fanny ? Pour le savoir, il faudra pour cela revenir au romantisme de la trilogie d’origine.
Car Pommerat ne fera pas de suite. Non, ce qui l’intéresse dans cette adaptation, c’est bien le tragique de l’entreprise qui a remplacé la candeur pagnolesque. Chaque scène du spectacle peut en effet être lue comme une déclaration d’amour contrariée. Tous les personnages sont des cabossés de l’existence. Il n’y a qu’à voir ce qui arrive aux deux tourtereaux. Et au-delà d’eux, chacun vient au café pour ne pas être dégun. Pour briser la solitude. Pour barjaquer. On y échange des banalités mais on existe. Et qui sait, peut-être qu’on deviendra amis autour d’une partie de cartes. Qu’on pourra s’évader vers des ailleurs meilleurs… sortir des rails du fériboîte portuaire et s’embarquer sur la Malaisie[1] de nos rêves…
Au final, le public applaudit plus qu’un spectacle : une expérience artistique et sociale inédite, une forte aventure humaine. Ces comédiens passés littéralement de l’ombre d’une cellule à la lumière des projecteurs montrent une force de résilience hors du commun. C’est déjà une leçon en soi. Et en plus, leur sincérité sur scène les rend définitivement attachants. Ou comment sortir de la panade grâce au théâtre.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Marius, de Joël Pommerat, librement inspiré de la pièce de Marcel Pagnol à la Comédie de Genève, du 12 au 21 mars 2025.
Création théâtrale : Joël Pommerat
Collaboration artistique : Caroline Guiela Nguyen et Jean Ruimi
Avec Damien Baudry, Élise Douyère, Michel Galera, Ange Melenyk, Redwane Rajel, Jean Ruimi, Bernard Traversa, Ludovic Velon.
https://www.comedie.ch/fr/marius
Photos : @ Agathe Pommerat
En tournée :
- les 2 et 3 avril : Le Parvis, Scène nationale de Tarbes-Pyrénées (65)
- du 23 avril au 3 mai : Théâtre Nationale de Strasbourg (67)
- Les 6 et 7 mai : Théâtre + Cinéma, Scène nationale Grand Narbonne (11)
- du 20 au 22 mai : Le Bateau feu, Scène nationale de Dunkerque (59)
- les 10 et 11 juin : L’avant-Seine, Théâtre de Colombes (92)
[1] Nom du grand voilier sur lequel Marius part à la fin du spectacle.