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Minuit Soleil (Rébecca Balestra)

« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. » Dans Minuit Soleil, Rébecca Balestra signe un ouvrage qui capture l’existence telle qu’elle est vraiment : affreusement banale, et pourtant si belle. Les onze poèmes qui composent le recueil parviennent à saisir cette part de sublime qui se mure dans la trivialité du quotidien.  

Dans un langage brut, souvent familier, mais chargé d’une sensibilité aiguisée, ce recueil explore avec acuité les petits drames et les grandes émotions qui tissent nos vies. « Gérard », figure tragico-burlesque du café du coin, est croqué avec une tendresse grinçante, tandis que « Le manque de faire » s’inscrit dans une errance introspective loufoque aux accents de spleen moderne. Au dédale de chaque vers, on oscille entre humour et tragique ; l’écriture capte l’essence d’une jeunesse contemporaine valsant entre le besoin d’être aimé, la peur de l’oubli et l’absurdité comique des drames de l’existence humaine. 

« T’as un frigo de condiments   

Dessus y’a une photo à aimant de ton aimée   

De celle qui t’a tourné la tête puis le dos   

Dedans le congélo y’a plus qu’une bouteille de rien  

T’as sifflé tout le limoncello   

(…)   

N’abandonne pas », (« Le manque de faire », p. 23)   

L’un des aspects les plus frappants de Minuit Soleil est la voix qui s’en dégage : une voix qui semble jaillir de la scène, rythmée par une langue volontairement oralisée, où le vocabulaire contemporain s’intègre avec naturel au souffle poétique. Un lecteur suisse y reconnaîtra également quelques références purement helvétiques ; ainsi le « stade de la Praille » (p.17), « la Nautica à Versoix » (p.38) ou le trajet quotidien vers la « Migros » (p.26) ancrent les poèmes dans un paysage urbain dans lequel Balestra, genevoise d’origine, a toujours vécu. Dans une interview pour la Comédie de Genève, l’autrice, qui est également humoriste et metteuse en scène, confie : « j’ai grandi dans un milieu populaire où il y avait des « Gérard » et des mites dans la farine, c’est un hommage à cette vie-là aussi. 1 » Avec Minuit Soleil, Rébecca Balestra incarne ainsi une voix littéraire en quête de nouvelles formes poétiques pour saisir la singularité de l’expérience urbaine contemporaine.   

Ce qui rend Minuit Soleil si fascinant, c’est probablement son rapport au corps. A travers un langage prosaïque et dépouillé de toutes fioritures, Balestra dessine les contours d’une anthologie moderne du corps : c’est un corps qui boit, qui danse, qui pleure, qui vieillit. Alors que dans « Porno romantico », le rapport à la chair et à la sensualité se trouve conditionné par la froideur de la technologie, dans « Nuit de follo », en revanche, le corps s’abandonne à la fête, devenant un exutoire, un moyen de conjurer le vide par la fièvre du mouvement. Dans la représentation des corps, Balestra ne craint ni la crudité ni la tendresse, et c’est probablement cette dualité qui rend ses poèmes si percutants. Autre thème central du recueil, Minuit Soleil se dessine comme une plongée dans la nuit ; cette nuit qui, chez Balestra, est peuplée de solitude, d’ivresse et de vertiges existentiels. Ses poèmes mettent constamment en scène des personnages dérivant entre bars et souvenirs, sous une lumière artificielle qui accentue la fracture entre l’intérieur et l’extérieur, entre soi et le monde. L’oxymore du titre annonce une dualité constante : la nuit n’est pas que ténèbres, elle peut aussi être illuminée, traversée par des éclats de beauté, de désir ou de réminiscences éclatantes.   

« Une nuit j’ai voulu compter les étoiles mais y’en avait trop  

Je me suis décollé les semelles   

Je voulais toucher le ciel   

Et je suis tombée de haut   

Parce que je deviens vieille   

Je deviens vieille » (« Nuit de follo », p. 41)   

Aux confins entre le rire et les larmes, Minuit Soleil déploie une mosaïque d’instants dans lesquels le banal touche à l’essentiel. Avec une justesse troublante, Balestra y donne voix à une errance contemporaine, celle de ceux qui vivent sous un éternel minuit tout en aspirant à la quête d’un soleil intérieur.   

Victoria Brunner  

Références : Rébecca Balestra, Minuit soleil, Lausane, Éditions art&fiction, 2024. 

Photos : ©Magali Bossi (banner), maison d’édition de l’ouvrage pour la couverture 

 

 

La Pépinière

« Il faut cultiver notre jardin », disait le Candide de Voltaire. La Pépinière fait sienne cette philosophie et la renverse. Soucieuse de biodiversité, elle défend un environnent riche, où nature et culture deviendraient synonymes. Des planches d’une scènes aux mots d’une page, des salles obscures aux salles de concert, nous vous emmenons à la découverte de la culture genevoise et régionale. Critiques, reportages, rencontres, la Pépinière fait péter les barrières. Avec un mot d’ordre : jardinez votre culture !

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