Les réverbères : arts vivants

Miroir dérangeant de notre époque

Catarina et la beauté de tuer des fascistes s’attaque de front aux tensions brûlantes qui traversent nos sociétés : la montée des populismes, la légitimité de la violence politique et les contradictions de nos idéaux démocratiques. Problème : En Europe, Amérique latine, aux États-Unis et en Asie, la réalité d’une extrême droite au pouvoir a dépassé la fiction théâtrale.

Nous sommes en 2028 au Portugal gouverné par une extrême fascisante. Imaginée par Tiago Rodrigues, cette fable radicale jouée en portugais est ancrée dans une tradition brechtienne du théâtre politique. Elle prend des airs de coup de poing scénique. Inspiré par l’assassinat de l’ouvrière Catarina Eufémia sous la dictature salazariste, le dramaturge lusitanien imagine une fiction dystopique où la vengeance devient un rituel. Mais plus qu’un simple exercice provocateur, cette œuvre est une mise en accusation collective : jusqu’où sommes-nous prêt·e·s à aller pour défendre nos valeurs ?

Rituel de mort, famille en crise

L’intrigue se déploie autour d’un clan familial qui, depuis plus de 70 ans, perpétue une tradition sanguinaire : tuer un fasciste chaque année en mémoire de Catarina Eufémia. La jeune Catarina, benjamine et nouvelle initiée, doit commettre son premier assassinat, mais son refus de tuer déchire l’unité familiale. Le face-à-face tendu entre la benjamine et sa mère, incarnée avec intensité par Isabel Abreu, électrise la scène. L’opposition entre l’idéalisme d’une jeunesse réfractaire à la violence et l’intransigeance d’une génération forgée dans la lutte révolutionnaire devient le cœur battant de la fable.

Cette confrontation n’est pas qu’un simple drame familial : elle met en lumière une question vertigineuse. Peut-on abolir l’injustice en recourant aux mêmes méthodes que
ses bourreaux ?
La réponse n’est jamais évidente, et l’auteur joue habilement avec les ambiguïtés. Lorsque Catarina , la benjamine, clame : « Tuer un homme, même un fasciste, ne fera pas disparaître le fascisme », elle porte un regard tranché sur la spirale de la violence tout en acceptant à deux reprises de tuer avent de se raviser.

Mais le public, pris entre le doute, la perplexité et bientôt la révolte, ne peut s’empêcher de se demander : cette impasse morale ne condamne-t-elle pas à l’inaction face aux forces réactionnaires et néo-conservatrices?

Uniformité

Par effet de dominos, l’attitude de la benjamine au pire. Soit le meurtre par des snipers hors-champ des membres du clan familial hors le fils cadet. Dans toute tragédie, il faut un narrateur et un messager, rôles qu’endosse dès l’entame du drame ce protagoniste fragile.

Les personnages sont tous et toutes vêtu·e·s des mêmes habits, des jupes traditionnelles revisitées fashion, célèbrent les circuits courts pour l’alimentation, la Nature et le chant des hirondelles tout en bataillant sur le véganisme de la fille aînée refusant les pieds de porc, plat phare de la mère. Tous et toutes optent pour le même prénom, Catarina. À l’instar des Zadistes se prénommant parfois uniformément Camille.

Monologue façon Chega

Si la pièce secoue, c’est surtout par le choc frontal de son climax : le monologue du fasciste captif, campé par Romeu Costa. Longtemps silencieux, réduit à une figure abstraite et ambiguë du mal, porte-plume du nouveau régime autoritaire, il se dresse soudain. Son discours incendiaire résonne douloureusement avec notre époque.

Enflammé, il martèle des thèmes qui font écho à la rhétorique populiste contemporaine : rejet des élites, xénophobie, retour à des valeurs traditionnelles, dénonciation d’une prétendue « tyrannie progressiste » de la théorie du genre. La coupe est pleine avec l’éloge de l’hétéronormativité des sociétés traditionnelles censée avoir diminué les violences domestiques. En d’autres termes, une vieille lanterne de l’extrême droite mais aussi de la droite conservatrice et anti-mariage pour tous en France notamment.

Au final, une dialectique dissertant sur « la liberté » dans une vision de soumission à un Nouvel Ordre. Elle pourrait être entendue dans la bouche d’un Javier Milei en Argentine, d’un André Ventura, chef de l’extrême droite portugaise, Chega. Cette formation a fait un véritable carton lors des dernière élections européennes au sein de la communauté portugaise de Suisse et pas seulement à cause de TikTok.

Loin de Trump ?

Quant à Donald Trump, l’éloge d’un État fort et la défense des forces de l’ordre soulignés dans le discours du fasciste semblent en contradiction avec plusieurs des mesures phares du potentat américain prises dès le 10 janvier de cette année. Que l’on songe au démantèlement de plusieurs administrations, les amnisties de quelques 1500 émeutiers ayant attaqué le Capitole et les licenciements vengeurs de quelques 6000 agents du FBI ayant notamment enquêté sur l’assaut du Capitole.

Toutes mesures voulues par la présidence autoritaire et impériale de Trump. Ceci alors que plus aucun contre-pouvoir ne fonctionne durablement. Cette stratégie du chaos risque d’emporter dans son sillage tout ce qui reste de démocratie et de droits humains en Amérique

Troubles dans le public

Pour la pièce, le trouble vient de la réaction du public. Si certaines personnes restent figées, d’autres protestent, huent, quittent la salle en clamant « Le fascisme ne passera pas ». Parfaitement écrite dans les didascalies du texte qui anticipent sur les réactions du public, la provocation fonctionne alors que la salle est en partie rallumée.

Tiago Rodrigues force son audience à écouter le « fasciste » sur la durée, sans filtre, sans caricature. Car c’est bien là que réside le piège du populisme : il se nourrit d’un ressentiment diffus, d’un sentiment de dépossession. Et si ces discours séduisent tant d’électorats en Europe et ailleurs, c’est qu’ils touchent une corde sensible. La pièce ne donne pas de réponse, mais tend un miroir glaçant : comment combattre une idéologie qui prospère en détournant les frustrations populaires ?

Scénographie modulable

Visuellement, Catarina et la beauté de tuer des fascistes frappe par sa mise en scène épurée mais hautement signifiante. Une cabane en bois, élément central du décor, se transforme au fil des scènes en foyer, tribunal ou antichambre pour une exécution en suspens. Elle symbolise à la fois la théâtralité sur tréteaux d’une cellule familiale et la rigidité d’un système clos, enfermé dans ses propres dogmes. Autour, des chênes-lièges évoquent le Portugal rural, mais aussi un cimetière silencieux où chaque arbre marque une exécution passée.

Les costumes, sobres et unisexes, effacent les distinctions de genre et renforcent l’idée d’un collectif fusionnel, où chacun·e est un maillon d’une tradition pesante. Enfin, la musique mêle chants révolutionnaires et tonalités plus contemporaines, ajoutant une couche de tension dramatique à l’ensemble. La scène du repas familial, ponctuée d’échanges mordants et de silences lourds, devient un moment de bascule où le festin côtoie la violence, à la manière d’un dernier souper avant le passage à l’acte.

Théâtre de la confrontation

Dans une époque où les extrêmes gagnent du terrain, Catarina et la beauté de tuer des fascistes pose une question inconfortable : que reste-t-il à celles et ceux qui veulent combattre la montée de l’autoritarisme ? Tiago Rodrigues refuse de donner une réponse binaire. Son théâtre est un espace de trouble, un champ de bataille d’idées où la clarté morale s’effrite.

Face au monologue du « fasciste », le public est mis face à ses propres contradictions. Sommes-nous prêt·e·s à entendre ce que nous exécrons ? Sommes-nous si sûr·e·s de nos positions lorsqu’elles sont mises à l’épreuve par la complexité du réel, la pseudo loi du plus fort s’appuyant sur une légitimité populaire issue des urnes ?

La pièce est un miroir tendu. Non sans brutalité et rouerie. Il nous force à regarder en face les périls qui nous guettent ou sont déjà fort présents. Un théâtre qui dérange, secoue. Non sans rappeler que la démocratie ne se défend pas seulement dans les urnes, mais aussi dans la capacité à interroger nos propres certitudes et complicités. Actives ou passives. Conscientes ou non.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Catarina e a beleza de matar fascistas (Catarina et la beauté de tuer des fascistes) de Tiago Rodrigues s’est joué au Théâtre de Vidy, du 11 au 14 février 2025. Texte publié aux Solitaires Intempestifs.

Mise en scène : Tiago Rodrigues

Avec Isabel Abreu, Romeu Costa, António Fonseca, Beatriz Maia, Marco Mendonça, António Parra, Carolina Passos Sousa, João Vicente

https://www.vidy.ch/fr/evenement/catarina-e-a-beleza-de-matar-fascistas/

Photos : ©Joseph Banderet

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