Les réverbères : arts vivants

Ne donnez pas mes notes à mon fils, il serait capable d’en faire un spectacle…

Tiago Rodrigues nous envoûte et nous invite une nouvelle fois dans un univers onirique à mi-chemin du monde des vivants et de celui des âmes. Un reportage philosophico-musico-poétique fascinant en forme d’hommage cathartique à son père, Rogério. No yogurt for the dead est à déguster sans modération à la Comédie de Genève puis en tournée. 

C’est l’automne. Dans son lit d’hôpital, un homme meurt. Journaliste, il écrit encore un reportage. Avec un stylo bleu qu’il aimerait noir. Un article sur ses derniers jours. A ses côtés, son fils, d’autres proches et la pire infirmière du monde. Elle compte en cigarettes fumées le nombre de personnes mortes dans ce lit. Et l’homme est au supplice. Il n’en finit plus d’agoniser entre des volutes vaticanes de fumée blanche. Il n’arrive plus à écrire. Alors il parle, dialogue, rêve, hallucine et chante, surtout chante … Plusieurs langues sont aussi convoquées pour dire l’humanité du moribond et refléter l’idée que le théâtre a la puissance de connecter mondes et cultures. Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est le fruit de son imagination ? Passage vers l’Hadès et porosité des frontières entre le réel… et un autre réel ?  

D’emblée, le contexte est clair, présenté par une soignante qui donnera le pitch et les codes du spectacle à venir. Trois parfaites actrices (Lisah Adeaga, Manuela Azevedo et Beatriz Brás) endosseront à tour de rôle tous les personnages en se parant d’une barbe longue (le père) ou courte (le fils) sans s’embarrasser d’autres artifices scénographiques. Ajoutons à ce trio multi-polyvalent un musicien aux doigts magiques (Hélder Gonçalves) qui a lui seul assumera quasi l’ensemble de la bande-son en direct. 

Au plateau, l’esthétique de la photo est spectaculaire : à cour, un génial empilement de feuilles géantes qui ressemble aux Merveilles sucrées qu’on achète à la Migros. Il y a du coup un contraste saisissant entre l’apparente fragilité de la structure et la solide montagne gelée entre deux mondes qu’elle symbolise. Et, à son sommet, le guitariste couché dans ce lit d’hôpital en équilibre précaire fait office de génial intermédiaire. 

L’univers minimaliste créé fonctionne à ravir. Sublimé par des lumières incroyables, il permet une immersion directe dans les méandres fragmentés de la mémoire de l’aïeul. En menant l’enquête sur le crépuscule de son père, Tiago Rodrigues redémontre l’impérieuse nécessité du récit pour placer un bâtonnet dans les roues du char temporel, faire témoigner les fantômes et mettre en musique chantée tous nos deuils.  

Ce théâtre qui écoute les morts et les fait dialoguer avec les vivants nous ramène à l’Oiseau bleu du symboliste Maurice Maeterlinck et au réalisme magique d’un Gabriel Garcia Márques dans Cent ans de solitude. La proposition questionne ainsi les points de passage entre les mondes. Et le véhicule est artistique, bien sûr. A travers la poésie des mots, la mélodie des musiques et la puissance des chants on ressent la vibration primordiale de notre commune humanité. Et, miracle du spectacle vivant, on touche alors au kairos 

Le procédé narratif est aussi simple que puissant : une succession d’histoires autour du personnage de Rogério. Un récit labyrinthique entre fiction et réalité à partir des notes illisibles du mourant et donc l’impossibilité de résoudre l’énigme de nos finitudes. Seule une phrase était clairement écrite dans son carnet : Les morts ne mangent pas de yahourt. A partir de là, les spéculations peuvent aller bon train et imaginer différents épisodes où fiction et réalité se confrontent dans des constructions limpides et pourtant toujours enchâssées qui permutent le vraisemblable, le réel, le fantaisiste, l’inventé1. On les écoute comme autant de morceaux d’un puzzle qui représente une vie humaine : l’ancienne chanteuse de revue revendiquant sa liberté en dansant nue dans la rue, l’exil pour fuir la dictature de Salazar, le fado lancinant qui porte en lui la mort et la beauté du monde, … 

Comme le théâtre est le lieu où, dixit Tiago Rodrigues, on peut rendre possible ce qui est impossible, le spectacle devient un rituel laïc qui s’offre la liberté de jouer avec lui-même. A l’image du fils qui dit à son père que c’est trop tôt pour mourir alors que la pièce vient de commencer. Ou quand l’adresse aux spectateurices rappelle les apartés du vaudeville. Premières failles dans ce quatrième mur qui tombera pour le compte quand la salle se rallume pour que le public devienne celui de l’enterrement et que les premiers rangs se voient offrir un petit verre de vin portugais en l’honneur du défunt. Tout est permis et c’est si bien fait qu’on accepte sans peine ce terrain de jeu. Mieux, on en redemande.  

No yogurt for the dead nous emballe dans un espace hors du temps dont on n’a pas envie de sortir. Il permet de redonner une présence aux absent-es. Les résonances sont telles que chacun-e a ainsi la possibilité de se remettre en lien avec ses mort-es : Les yahourts qu’on donnait à Maman les derniers jours… madeleine de Proust nous ramenant à nos enfances… Papa qui voulait connaître l’adresse de l’hôpital où il savait qu’il allait mourir… Maman qui nous regardait et touchait nos visages alors qu’elle ne parlait plus… comme pour distinguer ce monde de celui dans lequel elle s’engouffrait peu à peu… Papa qui râlait sur les infirmières… en les trouvant jolies… et ce lit, cette chambre 8622, où on comprend que c’est là que ça va se passer, là que ça va finir, là que quelque chose d’autre va commencer… ? Et ce dernier souffle… comme le dernier pincement d’une corde de guitare sur laquelle on a joué tous les airs de notre vie…  

Tiago Rodrigues est plus qu’un génie théâtral, c’est un passeur, un Anubis artistique qui soigne la douleur de la disparition en ouvrant le champ des possibles pour augmenter celui du pensable. Et cela fait un bien fou. Comme le fait de perler tout au long du drame de la vie des touches d’humour, à l’instar de ce dialogue final :  

La chanteuse : On écrivait des chansons, ton père et moi. Mais il a toujours dit que c’était notre secret. Que je ne devais pas te le dire. 

Le fils : Vraiment ? Pourquoi pas ? 

La chanteuse : Il disait « Même après ma mort, tu ne dois rien lui dire. S’il découvre que j’écris des chansons, il en fera sûrement un spectacle… » 

 Stéphane Michaud 

Infos pratiques :  

No yogurt for the dead, de Tiago Rodrigues, à la Comédie de Genève, du 5 au 8 novembre 2025 

Mise en scène : Tiago Rodrigues 

Avec Lisah Adeaga, Manuela Azevedo, Beatriz Brás et Hélder Gonçalves. 

Photos © Michiel Devijver 

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, auteur heureux et metteur en scène chanceux, Stéphane aime prendre son temps grâce à la lecture, à l’écriture et au théâtre. Écrire pour la Pépinière prolonge le plaisir des spectacles.

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