Les réverbères : arts vivants

NÔT : une nuit en éclats

En ouverture du Festival d’Avignon, Marlene Monteiro Freitas a propulsé ses visions crépusculaires et ses pantins désarticulés dans l’immensité du Palais des Papes. Avant la Bâtie.

Avec NÔT, la chorégraphe cap-verdienne revisite à sa manière les Mille et Une Nuits, abandonnant le conte au profit d’un chaos chorégraphique où la violence palpite, les corps se détraquent, et la beauté se fait grotesque. Une œuvre qui dérange, parfois captive, mais laisse sur sa faim.

Conte évaporé

C’est un début en trompe-l’œil. Un danseur traverse la scène en jupette blanche et débardeur noir, chaloupant sur un groove de Prince, comme un fantasme orientaliste immédiatement corrompu. La scène s’installe lentement, comme un rêve qui hésite entre l’éveil et le cauchemar. Puis surgit le chaos.

Déranger semble être alors le maître mot de la scène distendue qui s’ensuit. Un personnage burlesque (Joãozinho da Costa) se congestionne, enchaîne les grimaces, lâchant des sels imaginaires en pot de chambre. Avant de le lécher et parcourir les travées, non sans retenue pour le public interpellé. Bien distendu semble alors le rapport avec l’histoire mythique de Shéhérazade qui, pour échapper à la mort, raconte chaque nuit une histoire au roi Shahryar, qu’elle interrompt. Après mille et une nuits, il renonce à l’exécuter, touché par sa sagesse et son intelligence.

Dans NÔT (« nuit » en créole), Marlene Monteiro Freitas prend les Mille et Une Nuits à rebrousse-poil. Pas d’histoire à proprement parler, pas de Shéhérazade qui sauve sa tête à coups de mots ensorcelants. Le fil du récit s’est effiloché. Ne reste que l’élan de survie, dans un maelström d’images brisées, de cris, de gestes répétés jusqu’à l’absurde. Comme si l’on assistait non pas à une narration, mais à une lutte pour qu’un récit – quel qu’il soit – émerge encore du fracas du monde.

Tribu en transe

Le corps, chez Freitas, ne coule jamais. Il résiste, se contracte, grimace. Depuis Guintche jusqu’à Canine Jaunâtre 3, la chorégraphe façonne une gestuelle hachée, erratique, pulsée par des spasmes. Dans NÔT, cette signature atteint un paroxysme : huit interprètes (dont plusieurs compagnons de route) évoluent en meute déréglée, comme des automates en court-circuit. Bouches béantes, bras raides, pas martelés sur place – une marée humaine grotesque, entre mascarade et rituel d’exorcisme.

Tout y est distorsion. L’humour affleure, mais il est toujours rictus. Le clown devient inquiétant. Le rire, nerveux. Le public, parfois pris à témoin dans les travées, hésite entre fascination et malaise. Dans cette cacophonie savamment désorganisée, une silhouette capte la lumière avec une intensité rare : celle de Marie Albert. Ancienne danseuse du Ballet de l’Opéra de Lyon, elle incarne une Shéhérazade éclatée, fuyante et magnétique. Son solo, presque silencieux, sur une petite chaise blanche, est un sommet d’intensité contenue.

Les yeux écarquillés, le visage tendu comme un masque tragique, elle déroule une gestuelle minimaliste qui en dit long. À travers elle, c’est tout le propos de NÔT qui affleure : contenir la violence par le corps quand les mots ont déserté. Passant d’une posture prostrée à un geste guerrier, elle est l’épine sensible du spectacle.

Cette dramaturgie du bruit, tendue, brutale et organique, sauve le rythme d’une pièce parfois engluée dans ses propres boucles visuelles. L’oreille accroche là où l’œil peut épisodiquement fatiguer.

Inconfort salutaire

La scénographie, toute en grilles blanches et lits asilaires, évoque autant l’hôpital que le dortoir, la cage ou la scène d’un crime conjugal. Les draps souillés, les couvertures sanglantes, les mains qui frottent compulsivement les traces du mal – autant de métaphores explicites de violences faites aux femmes, de traumatismes mal digérés. Mais ce qui frappe, c’est l’accumulation. À force de tableaux étirés, de motifs ressassés, NÔT perd parfois son souffle.

Freitas ne cherche pas à séduire. Elle agace, provoque, dérange – et c’est aussi cela, sa force. Dans cette nuit qu’elle appelle NÔT, il n’est pas question de consolation, encore moins de clarté. Il s’agit d’un théâtre de la résistance organique, où les corps hurlent ce que les récits n’arrivent plus à formuler. Ce n’est pas un spectacle confortable. C’est un geste audacieux. Et à ce titre, il mérite d’être entendu.

Images prégnantes

NÔT se déploie comme une suite de vignettes : une succession de tableaux qui rejouent sans fin des scènes de lits défaits, de draps ensanglantés, de danses saccadées. L’univers visuel, typique de la chorégraphe, mêle grillages blancs, escaliers métalliques et costumes noir-rouge-blanc évoquant un pensionnat baroque teinté de carnaval. Un écrin à la fois clinique et mystique, peuplé de ses obsessions récurrentes : visages grimés jusqu’au masque, gestes brisés, mécaniques, presque robotiques.

Mais là où des œuvres précédentes comme Bacchantes – Prélude pour une purge ou Canine Jaunâtre 3 parvenaient à maintenir une tension dramaturgique forte, NÔT semble parfois s’égarer dans des longueurs. Cela n’empêche pas des fulgurances de surgir : ce trio de poupées ménagères métamorphosées en nonnes hystériques, ce performeur aux jambes raides slamant dans le vide, ou encore ces cris transformés en souffle.

Troubler

La musique impulse le tempo, avec pour point de départ le frottement et les claquements d’un chiffon blanc. Le rythme s’intensifie grâce aux percussions jouées en direct, aux cris gutturaux, aux extraits sonores de Nick Cave – dont un final saisissant – ou encore de Prince. Mais c’est surtout Les Noces de Stravinsky, reprises en russe à mi-parcours, qui donnent une véritable épaisseur rituelle à la partition sonore. Les interprètes deviennent des tambours vivants, transformant des ustensiles domestiques en instruments insolites. Cette dramaturgie sonore, tendue et brutale, constitue sans doute le fil conducteur le plus abouti du spectacle.

Avec NÔT, Marlene Monteiro Freitas poursuit son exploration des marges. Elle refuse toute lisibilité, évite la séduction facile, déconstruit systématiquement le récit. Son geste est aussi politique qu’artistique. En témoignent ces draps maculés de sang sur les lits nuptiaux – échos directs aux violences conjugales et à la menace de mort planant dans la fable de Shéhérazade. Par la répétition obsédante de gestes et de mouvements, le spectacle devient hypnotique, presque vertigineux.

En renouant avec les racines subversives et dérangeantes du carnaval, sur des pulsations de samba martelées au tambour, la chorégraphe ne cherche pas à plaire. Elle veut faire remonter à la surface l’archaïque, l’organique, le trouble.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

NÔT, de Marlene Monteiro Freitas, au Festival d’Avignon, Cour d’honneur du Palais des Papes, du 5 au 11 juillet 2025, puis à la Comédie de Genève, dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève, les 28 et 29 août 2025.

Chorégraphie : Marlene Monteiro Freitas

Avec Marie Albert, Joãozinho da Costa, Miguel Filipe, Ben Green, Henri « Cookie » Lesguillier, Tomás Moital, Rui Paixão, Mariana Tembe

https://www.comedie.ch/fr/not

https://www.batie.ch/fr/programme/monteiro-freitas-marlene-not

Photos : © Christian Raynaud de Lage /Festival d’Avignon

Bertrand Tappolet

On l’aura aperçu, entendu, peut-être lu, sans jamais vraiment le connaître. Journaliste et critique depuis bien des lunes, il s’enracine dans plus de 7000 articles, portraits et entretiens. Mais il préfère souvent la souplesse d’une jeune pousse, l’élan d’un bourgeon, et la liberté d’essaimer qu’offre la pépinière des curiosités. Photographie, arts vivants — danse, théâtre, performance, musique, opéra —, cinéma et séries : il chemine d’une clairière à l’autre, franchit les lisières, croise les espèces artistiques comme autant de feuillages à observer, comprendre et respirer. On lui a demandé de se présenter à la troisième personne. Ainsi s’exprime-t-il, à la manière d’un arbre qui se souvient du vent. Ou d’Alain Delon.

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