Les réverbères : arts vivants

Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

Les Shadocks, nouvelle création insolite de Christian Geffroy Schlittler se joue au Théâtre Saint-Gervais. Vous aimez les voyages dans le temps qui montrent la lente dérive d’une petite communauté libertine et libertaire ? Alors cette comédie méchamment nostalgique sur quelques êtres volatiles vous surprendra par son originalité expérientielle.   

L’aphorisme shadokien utilisé comme titre de cet article résume bien le spectacle proposé. Prenez un vieux copain (débonnaire et nostalgique Christian Geffroy Schlittler) qui revient en France visiter un couple d’amis de jeunesse. Couple atypique qui a des petits oiseaux dans la tête. La femme, Caroline (spectaculaire Julie-Kazuko Rahir) se contorsionne en effet comme un volatile télévisuel dans un travail de contre-anthropomorphisme très présent. Et Alexandre, son compagnon (étonnant défaitiste David Gobet), lui, passe son temps à se plaindre de son dos en déplaçant une table trop lourde à travers un espace vide qu’il figure être un couloir minuscule. Dans une danse scénographique originale, on se rend aussi vite compte qu’il est question de plusieurs époques et que la fille du dit-couple, nommée Janis, est partie au Brésil avec un possible géniteur, Julien, puisque tout ce beau monde pratiquait jadis le triolisme décomplexé. Sa mère devient alors folle de douleur tandis que Judith, une éco-volontaire suisse allemande (énergique révolutionnaire Aline Bonvin) parle de l’importance d’être fier·ère de l’endroit d’où on vient… sans confondre patriotisme et nationalisme. Dans une première lecture, le propos semble pour le moins décousu, se servant du levier de l’absurdité pour assumer des successions de répliques qui partent parfois dans tous les sens et dont seuls les Shadoks de Claude Piéplu semblent capables d’en comprendre la logique.

En parcourant le programme de présentation, on comprend qu’il sera question de regards croisés entre Français et Helvètes, d’une certaine jalousie et attirance réciproques, d’une sorte d’amour-haine avec son pays et ses origines… L’analogie existe avec la série télévisée d’animation française des années 70 qui mettait en scène les préjugés acides des Shadoks à l’encontre des Gibis (en chapeau melon pour suggérer un certain peuple…) et vice-versa. Ce spectacle interroge donc plus précisément les façons d’être Français mais avec un angle théâtral pour le moins particulier qui rappelle le travail des Fondateurs dont fait d’ailleurs partie le toujours impressionnant David Gobet. Chaque acteur·ice est bel et bien au centre, fondateur·ice de ce théâtre. Ouvrier·ère·s et architectes, iels construisent le spectacle de manière expérimentale en s’appuyant sur une scénographie artisanale dynamique.

Christian Geffroy Schlittler nous propose alors des personnages surprenants qui représentent une combinaison pétante de personnes réelles. La conséquence est qu’il ne faut pas tenter de comprendre l’histoire qui se joue de manière terre à terre mais plutôt avec une approche qui confine au surréalisme pendant laquelle l’acteur·ice reste constamment en recherche, parfois même avec des propositions quelque peu absconses pour le commun du public.

Revenons à l’histoire. Cela commence à la fin des années nonante dans une campagne du Nord-Ouest de la France. Une bande de potes y vit dans un esprit communautaire libertin. La narration se déroule sur plus d’un quart de siècle, jusqu’à aujourd’hui. Devant nos yeux étonnés du traitement d’une complexe temporalité résolue par la magie des ellipses (et de quelques perruques), les protagonistes traversent en cent minutes leur vie entre optimisme désillusionné, quête identitaire alternative et histoires d’amour avouées ou non… Et in fine, « il leur fallut bien du talent pour être vieux sans être adultes… »[1] et c’est bien le propos de ce premier volet d’une trilogie marqué au sceau de la comédie nostalgique. On comprend ainsi en filigrane que s’opposent deux visions de la France, l’une usée par les luttes, les paradoxes et les frustrations, l’autre transcendant les époques pour conserver les idéaux universalistes du pays des Droits de l’homme. Que faut-il en retenir à l’heure d’une actualité politique française mouvementée ? Démissionner d’un engagement social et s’ostraciser dans un manoir loin du monde ou continuer à lutter pour que la démocratie ne tombe pas dans le Goulp de la planète Shadok ? Quitte à pomper encore et encore pour que nos rêves de liberté ne se noient dans la mare nauséeuse de nos enfermements car, comme le disent ces oiseaux aux idées bizarres : « Il vaut mieux pomper et qu’il ne se passe rien plutôt que de ne pas pomper et risquer qu’il se passe quelque chose de pire. »

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Les Shadocks, de et avec Christian Geffroy Schlittler, en collaboration avec les interprètes, au Théâtre Saint Gervais, du 6 au 16 juin 2024

Co-mise en scène : Christian Geffroy Schlittler et Barbara Schlittler

Avec Aline Bonvin, Christian Geffroy Schlittler, David Gobet et Julie-Kasuko Rahir

Photos : © Julie Folly et Jacques Rouxel – aaa production (pour l’image des Shadoks)

[1] in Jacques Brel, les vieux amants.

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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