Quand la famille doit faire face
Que faire quand un membre de la famille décide subitement de partir et vivre ses expériences ? C’est la question posée dans Fa(m)ille, quand le « m » disparaît pour laisser place aux failles. À voir aux Scènes du Grütli, jusqu’au 16 avril.
Dans la maison, il y a 4 M : Marc, le père (Cyprien Colombo), Myriam, la mère (Lisa Tatin), Mélina, la fille (Nasma Moutaouakil), et Memphis, le fils (Loïc Valley). Nous assistons à un repas tout ce qu’il y a de plus classique : le fils arrive en retard, après qu’on l’ait appelé à plusieurs reprises, les parents prennent des nouvelles du travail de leur fille, on se passe le sel, on trouve que la salade manque de sauce… Jusqu’à ce que Memphis explose et s’en aille. Le voilà qui quitte le foyer pour voler de ses propres ailes. On apprendra un peu plus tard qu’il a débuté une relation avec une enseignante plus âgée que lui (Alexandra Tiedemann). Quoiqu’il en soit, la famille, si soudée, doit faire face à cette faille qui surgit, avec de nombreuses interrogations : maintenant que le fils est parti, Mélina sera-t-elle toujours là ? Que va-t-il advenir de la maison ? Une rénovation, et même une mise à jour s’imposent, pour tenter de retrouver ce « m » désormais manquant, et redevenir cette famille… qui s’aime.
Spectacle total
Le décor est planté, nous comprenons le fond de cette histoire. C’est donc davantage la forme du spectacle qui interroge et dit beaucoup de choses sur le véritable propos de ce qui est raconté. Le début ressemblerait presque à une sitcom, autour de la table, avec ses discussions légères et ce fils qui décide de partir. On pourrait ensuite penser à une comédie musicale, avec ces personnages qui s’expriment en chanson. Pourtant, bien vite, on comprend que cela va au-delà de cette simple idée. Tout est mis en œuvre pour décortiquer les failles de la famille, sous toutes leurs coutures. Les mots du texte de Christophe Balleys sont bien sûr le premier élément à souligner : organisé de manière très rythmée, le texte est composé de répliques courtes, qui ne laissent pas toujours le temps aux personnages de respirer. On comprend leur panique face à cette situation déstabilisante. Les chansons viennent développer encore un peu plus cette dimension : on a besoin d’extérioriser plus fortement, d’où l’utilisation de micros, directement en mains, comme si parler ne suffisait plus à s’exprimer. Chacun·e le fait d’ailleurs à sa façon : Mélina est pleine d’énergie, sur des musiques électro-techno, alors que Myriam, la mère, choisit une forme plus lyrique, pour illustrer sa profonde peine. Les manières de ressentir et de réagir sont donc multiples et évoluent selon les moments.
On évoquera encore le décor, qui crée différents espaces. Il y a cette table, centrale, totalement à vue, où la majorité des interactions se passent. À cour, on retrouve la salle de bain, entourée de tulle, dont on n’aperçoit l’intérieur que par moments, en transparence. C’est dans cet espace clos que la mère s’isole d’ailleurs, créant de nouvelles inquiétudes du côté du père et de la fille. Un autre tulle sépare le plateau du fond de la scène, où seul Memphis sera visible par moments, pour illustrer son éloignement. Celui-ci est d’autant plus marqué par l’utilisation de la vidéo, dans le studio qu’il s’est dégoté, avec une image retransmise en noir et blanc et diffusée sur ce même tulle. On parlera enfin de la dimension corporelle, avec ce passage de Memphis dans un décor de vestiaire, où on le voit d’abord faire des gestes de combat, puis se déhancher sur un remix électro drill de musiques pop.
La couleur des émotions
Le travail sur les costumes, imaginés par Toni Teixeira, porte également son aspect symbolique. Au début de la pièce, tout le monde est en vert. Outre l’aspect positif, qui évoque l’écologie et l’espoir, rappelons que le vert est aussi une couleur traditionnellement maudite au théâtre. Et si cela annonçait la catastrophe qui survient ? Le calme familial est vite ébranlé, et les couleurs changent aussi. À commencer par Mélina, qui revêt rapidement un chandail rouge, symbole de son énergie et de sa volonté d’action : c’est elle qui pousse ses parents à ne pas se morfondre et ne pas rester inactifs face à la situation. Memphis, quant à lui, se retrouve d’abord vêtu de bleu, signe de paix et de calme, comme si ce départ lui avait apporté cela. Il finira tout de même par porter une tenue entre l’orange et le brun, passant de l’aventure à ce besoin de sécurité qu’il a perdue. Myriam est en blanc dans la salle de bains, avec une dimension spirituelle, confortée par son chant lyrique, avant de revenir avec des tons plus jaunes et dorés, couleur de l’optimisme, une fois la crise passée. Le père, lui, change peu, comme une forme de stabilité qu’il tente de conserver entre tous les membres de la famille. Restant souvent plus terre-à-terre, il fait tout pour garder les liens. À travers tout cela, on retrouve une fresque des différentes émotions par lesquelles on peut passer dans une situation aussi difficile à vivre et à gérer.
Cette ambivalence des sentiments se retrouve d’ailleurs dans la manière dont le spectacle est construit, avec des moments très comique, comme cette espèce de stand-up que propose Milena face au public, ou cette gêne ressentie par les parents qui se retrouvent et voient débarquer leur fille plus tôt que prévu… En parallèle, d’autres passages sont plus profonds, comme quand les mêmes parents ont peur que leur fille ne vienne plus les voir quand ils seront vieux, ou quand Memphis tente de revenir et se sent comme un étranger. Un sentiment renforcé par ce besoin de connexion constante, symbolisé par les problèmes de celle-ci lorsqu’on tente un appel en vision, ou par la mise à jour de la maison, dont on ne dira rien de plus ici.
Au final, Fa(m)ille tient toutes les promesses qui nous avaient été faites, et bien plus encore, en proposant un parcours total dans les émotions, les réactions, des dimensions symboliques et d’autres plus terre-à-terre. Pour nous rappeler que, dans une famille, ce qui compte avant tout, c’est qu’on s’aime, et que si l’on perd ce « m », alors tout devient faille.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Fa(m)ille, de Christophe Balleys, du 4 au 16 avril 2025 aux Scènes du Grütli.
Écriture, composition, mise en scène : Christophe Balleys
Avec Lisa Tatin, Cyprien Colombo, Loïc Valley, Nasma Moutaouakil et Alexandra Tiedemann
Arrangements, création sonore : Andrès Garcìa
Scénographie : Claire Peverelli
Collaboration artistique : Charlotte Filou
Création lumière : Luc Gendroz
Costumes : Toni Teixeira
Production : Cie Jerrycan
Coproduction : Scènes du Grütli
Production exécutive : Ars Longa
https://grutli.ch/spectacle/fa-m-ille
Photo : ©Magali Dougados