Des louanges pour Charlie
En adaptant le roman de Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon, Vincent Jacquet fait le pari d’un monologue intimiste, avec une grande dimension métaphorique et réflexive sur l’humain. À voir jusqu’au 17 avril à La Traverse – Maison de Quartier des Pâquis.
Cela débute par un test : celui de la fameuse tache d’encre. Charlie croit échouer, car il n’y voit qu’une tache, et rien à l’intérieur. Pourtant, le Pr Nemur et le Dr Strauss voient en lui un grand potentiel. Son QI estimé seulement à 68 et la motivation inébranlable dont il fait preuve dans les cours de Miss Kinnian en font le candidat idéal. À plusieurs reprises, il va donc affronter la souris Algernon dans un labyrinthe sur papier. Les défaites s’enchaînent, car Algernon a suivi un traitement la rendant de plus en plus intelligente. Charlie va donc subir la même opération et sera le premier patient humain traité ainsi. Les résultats sont prodigieux, et son QI triple ! Mais à quel prix ? Et quelles seront les conséquences à long terme ? Ou quand la science-fiction, montée sur les planches du théâtre, amène des questionnements encore plus profonds qu’il n’y paraît.
QI ≠ Maturité émotionnelle
Quel plaisir nous avons de retrouver un personnage qui nous rappelle celui de Quand je serai grand. Le jeu de Vincent Jacquet propose toujours la même finesse et la même tendresse : on ne tombe jamais dans une caricature ou des attitudes qui nous mettraient mal à l’aise. Au contraire, on a en face de nous un grand enfant, qui n’est pas parvenu à atteindre la maturité d’un adulte. Ce qui fait qu’on y croit vraiment. L’empathie est grande envers ce Charlie qui fête toutes les petites victoires : apprentissage de la lecture, découverte de nouveaux mots ou gentille attention de ses collègues, lui qui nettoie les toilettes à l’usine. Et pourtant, il y a aussi le revers de la médaille : car ces mêmes collègues se moquent de lui, à son insu…
L’opération finit toutefois par tout changer : il prend conscience de ces moqueries, avant de développer d’impressionnantes capacités. Il apprend plusieurs langues, lit énormément, apprend et comprend la musique, sans oublier ses propositions d’optimisation financière à son chef. Charlie, qu’on appelle désormais Charles, se prend même au jeu de la séduction, en découvrant des codes sociaux auxquels il n’avait pas accès auparavant. Oui mais… parce qu’il y a un mais : l’intelligence cognitive ne rime pas avec la maturité émotionnelle. Ce personnage, empathique et ouvert au monde, devient, au climax de son développement intellectuel, un être détestable. Preuve en est avec cette impression qu’une femme qu’il croise à un dîner a choisi ses vêtements – jupe courte et serrée – uniquement pour lui. Au-delà de Charles, c’est une subtile réflexion sur la pensée de beaucoup d’hommes qui est évoquée ici. Sa croyance que les femmes se font belles juste pour le séduire n’est pas directement liée à son intelligence, mais plutôt à la position de pouvoir qu’elle lui confère. À méditer, n’est-ce pas ?
Empathie pour les vivants > Intellect
Lorsqu’Algernon commence à montrer des signes de défaillance – comportement agressif, difficulté à résoudre les énigmes qui lui sont proposées… – Charles est au somment de son intellect. Il comprend alors que, inévitablement, il finira par subir le même sort que cette souris. Le texte de Daniel Keyes rend compte de la condition humaine, fragile, et qui peut basculer à tout instant. Pour qui, comme moi, n’a pas lu le roman, le suspense est à son comble, et diverses solutions sont envisagées durant ce moment de bascule. Va-t-il en finir avant que la dégénérescence ne commence ? Laissera-t-il les choses se faire, de manière fataliste ? Profitera-t-il de son intelligence pour trouver une solution, par ego ? Profitera-t-il des derniers moments pour faire tout ce qu’il sait qu’il ne pourra plus faire ensuite ? Tout est possible, et ce questionnement, qui reste un certain temps suspendu, est ainsi parfaitement amené. On ne dévoilera bien sûr pas la suite, pour ne pas enlever le sel de cette histoire…
On évoquera encore toute la réflexion sur l’humain, dont nous avons déjà un peu parlé auparavant. La leçon que l’on tire de cette fiction est celle de l’empathie. Vaut-il mieux avoir un QI surdéveloppé pour pouvoir tout accomplir, au risque de se retrouver seul comme Charles ? Ou est-il plus approprié de vivre avec une intelligence limitée, mais des capacités émotionnelles d’empathie et de douceur ? Le titre du spectacle, qui fait écho à la dernière demande de Charlie dans son carnet, celle de venir déposer des fleurs sur la tombe qu’il a faite pour Algernon, après le décès de la souris, nous donne sans doute une réponse. La dernière scène est d’ailleurs particulièrement émouvante, et nous amène à nous poser cette question, à propos de Charles, d’Algernon, de Charlie et de ce que chacun·e représente au sein de la société : qui a finalement le plus d’humanité ?
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Des fleurs pour Algernon, d’après le roman de Daniel Keyes, du 4 au 17 avril 2025 à La Traverse – Maison de Quartier des Pâquis.
Mise en scène : Vincent Jacquet
Avec Vincent Jacquet
https://mqpaquis.ch/events/des_fleurs_pour_algernon/
Photos : ©Cie Sixième Art