Le banc : cinéma

Récits de Gaza

Il y a, dans Gaza Stories d’Iyad Alasttal et Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi, une même certitude : le cinéma ne rend pas justice à un territoire brisé, mais il peut arracher au néant ce qui risquerait d’y tomber. Une archive vivante, en temps réel, de ce qui fait société et humanité. 

Ces deux films n’utilisent pourtant ni la même langue, ni la même distance. L’un glane, l’autre s’accroche. L’un ouvre grand ses bras, l’autre se resserre autour d’un visage. Ensemble, ils forment un diptyque inattendu, vibrant et fragile, qui rappelle qu’à Gaza, filmer n’est pas un art mais un acte vital. 

Vies en sursis 

Voir Gaza. Non pas comme une carte, un champ de ruines ou une liste de morts. Mais comme un territoire peuplé de visages, de rires et de chants. C’est le pari fou, et profondément politique, d’Iyad Alasttal avec Gaza Stories. Le réalisateur et journaliste gazaoui, aujourd’hui exilé en France, a passé des années à recueillir ces fragments de vie. Son projet ? « Montrer Gaza autrement ».  

Le film s’organise en courts segments – trois minutes, dix parfois – qui semblent dictés par l’urgence autant que par la modestie. Le cinéaste ne cherche pas la distance. Il ne construit pas une narration, il accueille des existences. Ce qui pourrait passer pour une faiblesse s’avère être sa force : la fragmentation devient une éthique. C’est Gaza telle qu’elle se vit, jamais telle qu’on veut l’expliquer. 

Caméra complice 

Loin des clichés médiatiques, sa caméra se fait discrète, complice. Elle saisit la petite Sama Tubail, 8 ans, déplacée au camp de Khan Younes. La fillette au regard triste perd ses cheveux. Faute de médicaments à cause du blocus israélien, elle n’a pu être traitée. Sama subit alors la discrimination de la part d’autres enfants. « J’ai tellement envie d’avoir des cheveux et de les coiffer et les tresser », témoigne-t-elle dans un sanglot. Du fait de sa situation de traumatisme, l’enfant a besoin d’un soutien psychologique médicalisé inexistant à Gaza selon sa mère. Près de 20 000 personnes seraient aujourd’hui toujours en attente de transfert vers un hôpital à l’étranger dont de nombreux enfants. Cette attente aurait provoqué la mort d’un millier d’entre elles.1 

Pour mémoire, en Suisse des cantons comme Fribourg et Zurich ont initialement refusé d’accueillir des enfants gazaouis blessés sous prétexte de raisons financières et sécuritaires. Ces décisions ont été vivement critiquées avec des accusations de « honte » et de « déshumanisation ». La controverse s’est récemment concentrée sur le sort de seulement vingt enfants gazaouis souffrant de blessures de guerre et nécessitant des soins médicaux hautement spécialisés. La Confédération a décidé de les accueillir. Plusieurs cantons – Berne, Argovie, Zoug Thurgovie –n’ont pas voulu prendre en charge ces enfants. Qui seront pourtant soignés dans les hôpitaux universitaires et cantonaux de Genève, Vaud, Tessin, Bâle-Ville, Lucerne et St-Gall-2 

Dans Gaza Stories, l’objectif suit Youcef et son théâtre de marionnettes, devant des enfants dont les yeux s’illuminent comme si ces bouts de tissu étaient vivants. Elle écoute le médecin urgentiste Khaled qui opère dans des conditions rappelant les tranchées de 14-18, un héros anonyme dans l’enfer quotidien. 

Dans Gaza Stories, le réalisateur avance par petites touches, comme si chaque séquence était une mèche qu’on rallume avant qu’elle ne s’éteigne. Faraj, par exemple, refuse d’être un chiffre. Rien n’est spectaculaire, tout est proche, exact, frontal sans être brutal. Ce sont des scènes minuscules, arrachées au chaos, qui prouvent que la vie, même accablée, persiste au cœur de l’enclave. 

Lumière résistante 

Entre les musiciens, les slameurs, les marionnettistes, les adolescentes qui rêvent sous des toiles de tente, Alasttal filme un territoire que l’on a trop souvent réduit à ses ruines. Ici, la destruction n’est pas niée, mais elle n’a pas le dernier mot. La caméra offre une autre géographie : celle des gestes ténus, des talents qui s’obstinent, des regards qui refusent de sombrer.  

Dans la seconde partie, tournée après l’effondrement du 7 octobre 2023, le film s’assombrit. Les ombres gagnent du terrain, les couleurs glissent vers l’ocre et la poussière. Pourtant, la vitalité ne disparaît pas – elle change de forme, devient résistance, dignité, respiration coûte que coûte. C’est le temps de l’escalade génocidaire marquée par le deuil et la destruction à un rythme littéralement vertigineux. Les mêmes personnages, ou ce qu’il en reste, tentent de survivre dans un paysage d’apocalypse. « 45 000 morts, 120 000 blessés, 80 % des habitations détruites… Ceux qui ont survécu ont tout perdu », commente, sobrement, le réalisateur. Pourtant, même ici, dans l’horreur absolue, une lueur persiste. Ce n’est plus l’espoir fou de la jeunesse, mais une résistance plus profonde, presque viscérale : celle de l’âme humaine qui refuse de capituler. 

Fil ténu  

Face à cette mosaïque humaine, Put Your Soul on Your Hand and Walk adopte le chemin inverse : celui de l’extrême resserrement. Le film repose presque entièrement sur les conversations vidéo entre Fatma Hassona, jeune photographe gazaouie, et Sepideh Farsi, exilée iranienne vivant en France.  

Le dispositif pourrait sembler aride – filmer un téléphone avec un autre téléphone – mais c’est précisément cette pauvreté apparente qui donne au film son souffle. La connexion coupe, l’image se fige, les pixels tremblent. On comprend très vite que ces défauts ne sont pas un obstacle : ils sont la matière même d’un monde qui s’effondre. 

Sourire contre la nuit 

Fatma apparaît toujours de près, presque trop près, comme si la caméra cherchait à retenir son visage. Elle sourit, raconte, encourage, s’inquiète, plaisante même parfois. Ce sourire, qui illumine des phrases douloureuses – « ils ont bombardé juste à côté », « nous manquons de tout » – finit par devenir un personnage à part entière. On sent qu’il ne s’agit pas de légèreté mais d’un refus : celui de céder totalement à la peur. 

Farsi, souvent en reflet sur l’écran, porte son propre questionnement : comment accompagner sans s’imposer ? comment témoigner sans s’accaparer ? Oui, sa présence peut parfois sembler trop visible. Oui, certains échanges tournent en boucle. Mais cette maladresse humaine fait partie du projet. Le film n’est pas lisse : il est traversé de retenue, de sororité, d’impuissance partagée. Ce manque, loin de nuire, crée un tremblement qui dit la vérité de l’instant. 

Absence 

Et puis il y a cette dernière ligne sombre qui traverse tout le film : on sait que Fatma va mourir. Cette connaissance rétrospective transforme chaque image en compte à rebours silencieux. Chaque halte du réseau devient un risque. Chaque coupure un vertige. Chaque apparition du sourire un sursis. Ce que la cinéaste tient là, c’est la dernière trace d’une femme qui n’aura jamais eu le temps d’accomplir ses projets – voyager, étudier, photographier autre chose que la guerre. 

Paradoxalement ou pas, le seul moment où le film respire vraiment, donnant toute sa place à l’écoute de Fatma en voix off, est la séquence finale. La caméra embarquée dans une voiture capte de manière fluide, étrangement apaisée, les rues et immeubles détruits de Gaza. Dans ce qui est une forme de travelling, figure clé de la grammaire cinématographique, l’œil découvre un homme maniant une brouette de gravats, des enfants et jeunes hommes qui marchent. Le ciel bleu surplombant les ruines.  

Sur fond sonore de vrombissement sourd des drones, on entend le témoignage enfin non fragmenté et coupé des questions de la réalisatrice qui scelle une histoire d’écoute et une aspiration à la normalité, à la reconnaissance mutuelle, à la co-naissance : « C’est suffisant que tu m’écoutes et que tu partages mes sentiments et moi les tiens. Je suis si contente de t’avoir à mes côtés. J’espère que tout cela finira et j’espère te voir dans un autre endroit dans ce monde. Ou que tu viennes à Gaza… » 

Le film devient alors un tombeau, au sens le plus simple et le plus bouleversant : un lieu où l’on revient, où l’on entend encore la voix, où l’on voit encore les gestes. Un refuge contre l’effacement. 

Refuser le silence 

Mis côte à côte, Gaza Stories et Put Your Soul on Your Hand and Walk ne racontent pas la même Gaza, mais ils disent une même urgence : empêcher que des vies soient réduites à des statistiques. L’un capture un peuple en mouvement, l’autre un visage dans la tourmente  

Ensemble, ils affirment que filmer Gaza, aujourd’hui, c’est empêcher que le monde détourne les yeux. Le cinéma ne peut pas sauver, il ne peut que retenir. Mais c’est déjà beaucoup : tant que des films comme ceux-là existent, personne ne pourra dire qu’il n’a pas vu. 

Les deux réalisations partagent une même urgence : contrer la désensibilisation. Lutter contre la réduction des personnes palestiniennes à des statistiques. Ils nous rappellent, avec une force poignante, que derrière chaque chiffre, il y a un rire, un rêve, un sourire, une âme. Ils font acte de mémoire, mais surtout, ils sont des actes de résistance. Parce que, dans un contexte d’effacement systématique, filmer, c’est exister. Et faire exister, c’est déjà se dresser contre l’oubli. 

Bertrand Tappolet 

Références : 

Gaza Stories d’Iyad Alasttal. 

Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi avec Fatma Hassona. 

Festival Palestine. Filmer c’est exister, Genève et Lausanne. Du 26 au 30 novembre. 

Put Your Soul on Your Hand and Walk. Cinémas du Grütli. 10 décembre. 

Photos : ©Gaza Stories et ©Put Your Soul on Your Hand and Walk 

Bertrand Tappolet

On l’aura aperçu, entendu, peut-être lu, sans jamais vraiment le connaître. Journaliste et critique depuis bien des lunes, il s’enracine dans plus de 7000 articles, portraits et entretiens. Mais il préfère souvent la souplesse d’une jeune pousse, l’élan d’un bourgeon, et la liberté d’essaimer qu’offre la pépinière des curiosités. Photographie, arts vivants — danse, théâtre, performance, musique, opéra —, cinéma et séries : il chemine d’une clairière à l’autre, franchit les lisières, croise les espèces artistiques comme autant de feuillages à observer, comprendre et respirer. On lui a demandé de se présenter à la troisième personne. Ainsi s’exprime-t-il, à la manière d’un arbre qui se souvient du vent. Ou d’Alain Delon.

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