Les réverbères : arts vivants

Spécimen, quand les marionnettes à fils remontent le temps

Quand des marionnettes à fils longs rencontrent une langue percutante, c’est au rayon poissonnerie d’un Super-Géant que ça se passe. La plume de Gwendoline Soublin et la Cie Arnica nous entraînent dans une épopée inclassable. Spécimen, à voir du 7 au 16 novembre au Théâtre Am Stram Gram, en co-production avec le TMG.

« on pose, on pèse, on tape, on colle
on a quarante-six ans, les dents jaunes et un grain de beauté à surveiller. On fait bien son travail. On est appliquée. On pose bien, on pèse bien, on tape bien, on colle avec soin. Toute la journée on a le goût du geste propre. » (p. 12[1])

Ce quotidien bien réglé, c’est celui de Lucy Afarensis, vendeuse au rayon poissonnerie. Son quotidien depuis 4’720 jours de travail. Un quotidien réglé comme du papier à musique – entre les sourires adressés à la clientèle et les dates de péremption à vérifier. Seulement un jour, tout s’emballe. Une erreur minime, un patron aussi hypocrite qu’inhumain. « TU TE PRENDS POUR QUI-QUI LA CRO-MAGNON ? » (p.14) Au pied du mur, Lucy s’effondre. Les parois de réalité vacillent. Et c’est le début d’un voyage au bout d’elle-même… et du vivant.

Remontée dystopique à travers le temps

Renvoyée chez elle après l’incident, Lucy se retrouve dans son petit appartement, presque en état post-traumatique après l’agression verbale dont l’a agonie son patron. Les murs de sa salle de bains ondulent, l’aspirent. Elle s’y couche comme dans une matrice maternelle. Redevient fétus dans les bras des murs où elle se couche. À partir de ce point de rupture primordial, son aventure la conduit d’un bus à une étrange zone industrielle en friche. Elle y rencontre des tribus de laissé-es-pour-compte. Migrant-es, sans-papiers… peuplades préhistoriques ? Soudain, une tête géante apparaît et remplit tout l’espace : c’est celle de « la craquelée ». Mi-prêtresse, mi-mémoire, elle psalmodie – et ses murmures mêlés de slogans suggèrent, au coin du feu où rôtit un daim que le groupe vient de chasser, qu’on est peut-être en pleine dystopie postapocalyptique…

« Avant ils disaient Tu peux être tout ce que tu veux. […] Avant ils disaient L’énergie est notre avenir, économisons-là ! […] Avant avec Ariel on faisait des merveilles. Ils avaient L’envie du vrai avant. Bien grandir ça commençait dès le matin avant. » (p. 48)

Une descente de police (« les casqués ») brise l’équilibre du monde – et voici Lucy qui escalade un arbre, comme sa lointaine ancêtre éponyme. Car oui, « Lucy Afarensis » est évidemment un clin d’œil au surnom donné au plus fameux spécimen fossile d’Australopithecus afarensis, découvert en 1974 en Éthiopie et daté de 3,18 millions d’années ! Dans son arbre, Lucy vit un moment de grâce, se mêle à l’écosystème végétal… avant que sa chute à travers les méandres du temps ne la rattrapent. De la gueule d’un Mosasaure aux profondeurs d’un lac, jusqu’au parking pluvieux du Super Géant, Lucy traversera ainsi l’Holocène, le Pliocène, le Miocène, le Cambrien, et bien d’autres époques géologiques. Elle devra exorciser ses peurs pour réussir ce que le vivant sait faire le mieux : évoluer.

À travers le temps : une histoire de fils

Spécimen a demandé trois ans de travail – comme nous l’apprend sa metteuse en scène, Émilie Flacher, lors du bord de scène qui suit la pièce. À l’origine, il y a une envie : celle de mettre une technique marionnettique « traditionnelle », celle du fil, au service de textes contemporains. Le texte de Gwendoline Soublin tombait à point nommé, puisqu’Émilie Flacher l’a lu durant un laboratoire d’expérimentation au TMG, justement consacré… au fil.

Ce fil – ou plutôt, ces fils, c’est ce qui constitue la colonne vertébrale du spectacle. D’un point de vue dramaturgique, d’abord, puisque l’histoire se déploie grâce à plusieurs fils temporels entrecroisées, où présent, passé et futur se mêlent sans que l’on puisse toujours déterminer où et quand on se trouve précisément. Le fil, c’est également le fil de la vie, celui de l’évolution qui guide tous les êtres vivants – unicellulaires, végétaux, crevettes ou un-e humain-e.

Le fil, c’est surtout ce qui maintient en vie la majorité des marionnettes de Spécimen, qui s’animent pour la plupart depuis un échafaudage vertigineux où s’affairent les deux marionnettistes : Faustine Lancel et Philippe Rodriguez Jorda. Qu’elles soient têtes géantes ou daim, morceaux d’ossements dégommés par une grenade ou branchages verdoyants, ces marionnettes sont des êtres vivants. Conçues par Judith Dubois et Émilie Flacher, elles étonnent par leur légèreté, les longs fils permettant un déplacement aérien, une suspension dans l’air qui s’apparente presque à de la lévitation. De quoi ajouter encore à leur poésie, quand elles apparaissent sans crier gare… À côté d’elles, d’autres sont portées, tirées, roulées – le bus de la ligne 57, la foule chassant le daim, les cinq « casqués » dévorés par le Mosasaure dont la gueule gigantesque évoque le théâtre d’ombres. Elles aussi, par l’humour ou la poésie, entrent dans le fil du vivant.

Jeux des mots, jeux des voix

Si Spécimen frappe autant, c’est bien sûr par sa technique marionnettique… mais également par son texte. Gwendoline Soublin compose une véritable épopée – à comprendre dans son acception première, issue du grec ancien épos : le récit ou les paroles d’un chant. Lucy Afarensis, son personnage principal, y endosse la voix singulière de la multitude. La narration, entièrement en « on », évoque la manière dont Charles-Ferdinand Ramuz (dans un tout autre style) suggérait la voix du peuple, celles des foules. Lucy, ce pourrait être vous, moi, ou notre voisin-e de siège, dans cette salle de théâtre. Parfois, cette voix se transforme pour faire entendre un « nous » qui nous englobe d’autant plus :

« on a quarante-six ans, on se repose dans les herbacées, au pied de ginkgos gonflés de chatons décoiffés et d’ovules olive, on s’étend sous la canopée et notre œil, élargi, voit ce qu’il ne percevait pas, notre peau devient sensible aux chatouilles des coléoptères, notre nez sent, c’est à s’évanouir, les donnant-donnant de butineurs à butinés […] » (p. 70)

Nous faisons, nous aussi, partie de ce vivant qui nous invite à devenir autres, et auquel les marionnettes comme les mots cherchent à nous éveiller. À la manière d’un chœur, le vivant pénètre aussi en nous grâce à la bande-sonore conçue par Émilie Mousset, avec ses systèmes d’échos qui nous font douter des limites de notre identité. Le dédoublement joue surtout à plein à travers le personnage de Lucy, interprété par deux actrices et plusieurs marionnettes, toutes vêtues de la même manière. Comme dans un tour de prestidigitation, Hélène Hudovernik et Maïa Lefourn échangent sans cesse leur place : Lucy disparaît derrière le mur d’une salle de bain… réapparaît à un arrêt de bus… se fait dévorer par une gueule géante… ressort dans un parking. Lucy est multiple. Elle est patchwork, comme ces mot-valise étourdissants, qui parsèment le texte édité de Gwendoline Soublin, et dont on attrape réellement toute l’inventivité lorsqu’on les a sous les yeux, imprimés – comme dans la liste anatomique décomposée qui scande la flottaison de Lucy dans le lac, après l’explosion du Mosasaure et des cinq « casqués » qu’il a avalé.

Entre humour et poésie, Spécimen ne perd jamais de vue cette simple vérité : le vivant est multiple. C’est ce qui le rend précieux.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Spécimen, de Gwendoline Soublin, par la Cie Arnica, du 7 au 16 novembre 2025 au Théâtre Am Stram Gram.

Mise en scène : Émilie Flacher

Avec Hélène Hudovernik, Faustine Lancel, Maïa Lefourn et Philippe Rodriguez Jorda

https://www.marionnettes.ch/spectacle/specimen-joue-au-theatre-am-stram-gram

Photos : © Ariane Catton

[1] Gwendoline Soublin, Spécimen, Les Matelles, Éditions Espaces 34, 2023.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé. Elle aime le thé et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Présidente de l’association La Pépinière, elle est responsable de son pôle Littérature. Docteure en lettres (UNIGE), elle partage son temps entre un livre, un accordéon - et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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