Les réverbères : arts vivants

Squash – Bisous, Facebook au lit !

Squash, dans une mise en scène de Nicolas Chapoulier : ou comment être le spectateur privilégié et émerveillé des rêves d’un autre. Au Théâtre du Loup, jusqu’au 10 novembre.

L’injonction de nos grand-mères : « pipi, les dents, au lit ! » s’est modernisée. Les connaissances sur le sommeil, et les neurosciences ont fait s’envoler le loup de sous nos lits, et considèrent désormais « Monstres et Compagnie » comme hérétiques. Il appartient maintenant à la science de nous rassurer : le futur, c’est l’avenir.

Le spectacle débute telle une émission de divertissement type « Dors avec les Stars ». C’est drôle, avenant et séduisant : c’est vif et bien fait. Le public, qui jusque-là restait dans son monde et saluait quelques amis : (tiens, y’a Jojo !), est happé par le narrateur. Il entre dans la salle d’examen des rêves où un brave quidam du public va passer une heure et demie dans une couveuse à sommeil, la tête bardée d’électrodes avec la consigne de ne pas bouger. Une performance.

Puis on donne au public les bases savantes et la règle du jeu. Sacrifice à la modernité, caution scientifique, deux écrans remplacent le tableau noir. Fin de la craie calcaire, début des vrais calculs. Un cours magistral qui multiplie, divise, soustrait, additionne et place en facteurs communs et dérivées nos peurs, nos envies et nos doutes avec nos fantasmes, nos pulsions, notre désir sans fin de bonheur et de joie. Moments drôles et matheux pleins de surprises : c’est florissant d’images et piqué d’esprit. Le bonhomme dort, l’électroencéphalogramme mettra en évidence les phases du sommeil : lent, profond, paradoxal. Un doudou… et bonne nuit !

Le spectacle bascule dans un décor que ne renierait pas Adolphe Appia. Noir, fait de cubes et parallélépipèdes empilés, cet espace géométrique favorise les nuances d’ombre et de lumière. Il est fait pour que le public développe son imaginaire. Fausse piste ! C’est tout le contraire, c’est le décor qui explose dans la salle et expose ses surprises. Il est truffé de « diables dans la boîte », il y en aura tout au long d’un spectacle qui se déroule sans essoufflement, tout en donnant la première place aux jeux et aux comédiens.

La promesse d’entrer dans les rêves du cobaye est tenue. On sait les rêves surprenants, sans sens évident, et grands malaxeurs de nos ressentis pétris dans l’étrange. Personne n’échappe aux rêves, mais contrairement à la mort et au soleil, ici ils peuvent être regardés en face et mieux, grâce à la science, ils peuvent être vus. Peut-être un jour seront-ils enregistrés : chacun pourra, dès lors posséder sa propre bibliothèque de rêves. Ce futur, c’est l’avenir.

L’esprit et ses dérives alors prennent le pouvoir. Un bibendum bleu se gonfle telle la grenouille en chantant Les neiges du Kilimandjaro où comment associer follement le bleu des mers avec le bonhomme Michelin et Pascal Danel. Hilarant ! S’en suit une séance chez le kiné, magie de l’élégance chorégraphique associée à l’humour « rubricabrac » de Marcel Gotlib. Ici, les articulations craquent comme du vieux bois : ça fait du bien, ça fait mal, le public se soulage par le rire. Puis, le Don Juan de Mozart et le monde féerique de Peer Gynt, se mélangent, s’amalgament dans un ballet de balais sous les auspices du Roi Soleil. Enfin, la mort s’invite elle-même au bal par deux fois. On nous l’avait annoncé.

« Il faut mourir pour renaître ! », nous avait-on dit dans le prologue et, grâce au sommeil, on passe dans des arrière-mondes sans quitter la vie. C’est l’épreuve suprême, cette peur de mourir, la mort se regarde alors en face, car dans les rêves, le vrai est pour de faux. Dans la salle, le public s’approprie les angoisses d’un autre qui prennent formes, solides, liquides et enflammées. Surprendre sans jamais lasser, un tour de force réussi et parfois audacieux : la déesse Athéna chantant en slip kangourou, ou Klaus Nomi en statue du Commandeur, deux exemples de tours de force de l’imaginaire issus sans nul doute de longues séances de répétitions en atelier de travail. Un art consommé et intelligent de la mise en scène.

À cela, il faut ajouter six comédiens agiles tant dans le verbe que dans le corps et une voix off. Ici, le playback n’est pas de la fainéantise pour vedettes lasses du showbiz ; il y a une large part offerte à la post-synchro, un choix de mise en scène qui permet un très léger décalage troublant entre le jeu et le discours et surtout des effets générateurs de surprises, de rires et d’angoisses.

Le cobaye s’éveille ; le rêve pourrait se dissoudre dans le réel, mais ici les rêves sont racontés, ils deviennent une histoire dont, contrairement aux nôtres, on se souvient.

Jacques Sallin

Infos pratiques :

Squash par Les 3 Points de suspension, du 1 au 10 novembre au Théâtre du Loup.

Mise en scène : Nicolas Chapoulier

Avec Etienne Sublet, Beau Anobile, Janju Bonzon, Antoine Frammery, Franck Serpinet, Paul Courlet

https://theatreduloup.ch/spectacle/squash/

Photos : © Sofi Nadler

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

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