Les réverbères : arts vivants

Un Lalaland parisien à l’ombre de la guerre en Ukraine

Lorsque Vincente Minnelli réalise Un Américain à Paris en 1951, il signe à la fois un sommet de la comédie musicale hollywoodienne et une déclaration d’amour à une Europe rêvée, cliché, reconstruite par la couleur, la danse et la musique de George et Ira Gershwin. La version scénique de ce « ballet rhapsodique » selon les mots de George Gershwin, se révèle plus crépusculaire et complexe.

Paris, 1945. Jerry, un GI américain peintre, reste dans la ville libérée. Il tombe fou amoureux de Lise, une jeune danseuse française travaillant au rayon parfumerie des Galeries Lafayette. Mais Lise est promise à Henri, fils de bonne famille, et qui l’a cachée pendant la guerre. Leurs destins se croisent avec Adam, compositeur juif et pianiste américain mélancolique, dépressif et miné par le tragique de l’époque et Milo, une riche mécène éprise de Jerry.

Entre quiproquos amoureux, secrets du passé et rêves artistiques, tous cherchent leur place dans un Paris en reconstruction. Le climax ? Un ballet abstrait et éblouissant, où Jerry et Lise transcendent enfin leurs obstacles dans une célébration chorégraphique de l’amour et de l’art. Ceci pour le livret de Craig Lucas.

Le film, porté par Gene Kelly et Leslie Caron, baigne dans une euphorie d’après-guerre où la douleur de l’Histoire affleure à peine, transfigurée par le lyrisme du ballet final. Plus de soixante ans après, l’adaptation scénique conçue par Christopher Wheeldon, créée au Théâtre du Châtelet en 2014 puis reprise au Grand Théâtre de Genève, relève un défi délicat : conserver la grâce de l’original et sa référence appuyée aux avant-gardes picturales de son temps dans les décors et costumes (Picasso, Chagall, Mondrian…) tout en lui redonnant une densité dramatique, sociale et politique. C’est dans cet écart, entre hommage et déplacement, que le spectacle trouve sa pertinence.

Fable assombrie

Pour cette comédie musicale de Broadway par excellence, le livret de Craig Lucas opère une inflexion décisive par rapport au film de Minnelli. Là où Hollywood sublimait l’après-guerre, la scène choisit d’en regarder les cicatrices. Le Paris de 1945 n’est plus seulement celui des terrasses et des galeries : c’est une ville traumatisée, hantée par l’Occupation et les compromissions.

Craig Lucas, auteur du livret, a pris le parti de creuser les non-dits du film original. L’action est ramenée à l’été 1945, au lendemain de la Libération. D’emblée, la légèreté apparente est traversée de moments brechtiens qui rappellent le prix de la guerre : une foule s’en prend violemment à une femme accusée de collaboration horizontale ; une file d’attente devant les boulangeries rappelle les pénuries qui persistent. Ces ajouts, absents du film de Minnelli, donnent une épaisseur historique et morale à l’intrigue. Ils inscrivent la quête de beauté et d’amour des personnages dans un contexte de reconstruction matérielle et psychique. La légèreté n’est plus de l’insouciance, mais une forme de résistance, un choix délibéré face aux traumatismes.

Les deux scènes en témoignent avec une frontalité presque brechtienne, en rappelant les fameuses scènes de la rue développées par le dramaturge allemand dans son théâtre. La première, saisissante, montre plus précisément une Parisienne portant un brassard à croix gammée, violentée et hurlante portée par la foule pour avoir couché avec l’Occupant. La foule devient chorale accusatrice, rappelant que la Libération fut aussi un moment de vengeance collective extra-judiciaire. La seconde, plus silencieuse mais tout aussi éloquente, met en scène la pénurie alimentaire : une file d’attente à la boulangerie, corps fatigués, gestes comptés, faim intériorisée. Lise qui a donné du pain à une mendiante y apparait telle une icône naviguant entre le Caravage et l’esthétique pop de Pierre et Gilles. Ces ajouts ne sont pas décoratifs : ils déplacent le centre de gravité de l’œuvre, donnant à l’amour et à l’art une fonction de résistance plutôt que d’évasion.

Au péril d’un possible déséquilibre épisodique entre narration densifiée et abstraction joyeuse et mélodique, les dialogues évoquent le poids de la culpabilité française née de l’Occupation allemande, la persécution des Juifs et des homosexuels, les séquelles psychologiques laissées par la guerre chez les soldats américains, les héritages freudiens qui traversent les personnages, les mutations profondes de l’art et de la musique modernes, ainsi que les blessures de l’amour à sens unique, parmi d’autres motifs.

Archéologie de la danse moderne

Le Britannique Christopher Wheeldon, chorégraphe issu du Royal Ballet et du New York City Ballet, compose ici une véritable archéologie de la danse moderne. Le ballet classique irrigue les grands ensembles, notamment dans les scènes liées au ballet du Châtelet, où la verticalité, la précision des lignes et la pureté des ports de bras rappellent Balanchine.

Le jazz, omniprésent, surgit dans les numéros de cabaret et les scènes de rue : syncopes, genoux fléchis, énergie terrienne, héritée de Broadway et de Jerome Robbins. À cela s’ajoutent des touches de modern dance, plus abstraites, presque expressionnistes, notamment dans les passages où la musique instrumentale de Gershwin (le Concerto en fa, An American in Paris…) devient espace mental plutôt que narration.

La chorégraphie n’illustre pas l’histoire : elle la pense, la fragmente, la recadre, la relie et lui insuffle une part d’inconscient refoulé de sacrifice amoureux de deux protagonistes masculins (Adam et Henri) et d’un personnage féminin (Milo) pour laisser plein champ aux amours entre Jerry et Lise. Elle est marquée par usage intensif de bras et jambes hyperétendus, parfois à l’image des équerres, des glissandos au sol, des portés spectaculaires voire plus somatiques, et un travail au sol épuré. Le ballet final, fine abstraction moderniste sous influence Mondrian, abandonne le pittoresque parfois un brin carte postale muséographique d’histoire de l’art du film pour sceller l’alliage de la danse jazz américaine avec l’esthétique néoclassique.

Fluidité picturale

La scénographie et les costumes de Bob Crowley constituent l’un des atouts du spectacle. Loin d’un naturalisme nostalgique, Crowley puise dans l’abstraction picturale du XXᵉ siècle : Mondrian pour les aplats géométriques et les lignes structurantes refigurés ici avec un côté flashy halluciné, Picasso pour les déformations cubistes, Chagall pour les flottements oniriques.

Paris n’est jamais un décor fixe comme dans l’œuvre de Minneli et aujourd’hui la comédie et série romantique, Emily In Paris. Bien au contraire, la cité se recompose sous les yeux du public, comme un carnet de croquis animé. Les couleurs deviennent dramaturgiques : le bleu nocturne des quais, le rouge des cabarets, les noirs et blancs de la pénurie. Les costumes dialoguent avec cet univers graphique, oscillant entre élégance stylisée et dépouillement, rappelant que l’art est ici un filtre, non un refuge.

Le ballet final, sur le poème symphonique éponyme de Gershwin, est un morceau de bravoure abstrait, un hommage à la modernité picturale qui conclut le spectacle en apothéose. Wheeldon rend aussi hommage aux maîtres : on devine les fantômes de Gene Kelly, bien sûr, mais aussi de Jerome Robbins (West Side Story) dans certaines tensions dynamiques, et même de George Balanchine dans la clarté des lignes.

Pour mémoire, les recherches chorégraphiques de Gene Kelly, impeccable dans le rôle-titre de Jerry Mulligan pour le film de Minnelli, éclataient lors du ballet final de dix-sept minutes. Soit un étourdissant hommage aux œuvres de Dufy (place de la Concorde), Manet (le marché aux fleurs), Utrillo (une rue de Montmartre) Van Gogh (place de l’Opéra), Rousseau (la fête foraine) et in fine Toulouse Lautrec (le Moulin Rouge).

Fragilité tendue

Robbie Fairchild incarne Jerry avec une autorité dansée évidente : ancien danseur principal du New York City Ballet, il conjugue virtuosité technique et désinvolture apparente. Son Jerry n’est pas un héros conquérant mais un homme blessé, dont la danse devient langage intime. Face à lui, Anna Rose O’Sullivan donne à Lise une profondeur rare : danseuse étoile du Royal Ballet, elle impose une fragilité tendue, jamais décorative. Lise n’est pas une muse : elle est une survivante, juive ayant échappé aux rafles et camps de concentration et d’extermination grâce à la protection de la famille d’Henri.

Max von Essen, en Henri, dessine un personnage ambigu, tiraillé entre devoir social et désir d’émancipation artistique ; son chant, plus retenu, sert cette hésitation. Le poignant Etai Benson campe un Adam Hochberg d’une grande intelligence dramatique : narrateur ironique, musicien lucide, il devient peu à peu la conscience morale de l’œuvre.

Quant à Milo Davenport, interprétée par une Emily Ferranti mutine et en état de grâce, elle échappe au cliché de la mécène prédatrice : sa solitude, sa dignité blessée donnent au personnage une mélancolie inattendue et une générosité bienveillante pour les arts. Ainsi intéressée un temps par une relation intime avec Jerry, puis convainque que l’amour ne s’achète point par l’argent, elle le  laisselibre de son art et de ses affinités électives. Ceci près l’avoir imposé dans la production d’un ballet au Chatelet (belle mise en abyme). On en rêverait de nos jours.

Richesse harmonique

La partition, adaptée et orchestrée par Rob Fisher et Christopher Austin, est un savant montage qui puise dans l’immense catalogue de Gershwin, créant une fresque sonore à la fois nostalgique et électrisante.

La direction musicale de l’Anglais Wayne Marshall, l’un des rares chefs d’orchestre noirs de ce rang et de renom au plan international, privilégie la continuité et la respiration. À la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, il évite l’emphase, laissant la richesse harmonique de Gershwin – ce mélange unique de jazz, de symphonisme européen et de chanson populaire – s’imposer d’elle-même. Les standards (I Got Rhythm, The Man I Love) dialoguent naturellement avec les pages orchestrales plus ambitieuses, sans hiérarchie. La musique n’est jamais illustrative : elle est le moteur affectif du récit.

On pourrait reprocher à Un Américain à Paris une certaine perfection formelle, parfois au bord de la démonstration. Tout est maîtrisé, fluide, presque trop. Mais cette maîtrise sert un propos clair : montrer comment l’art, sans nier la violence du réel, peut lui opposer un espace de réparation. Le spectacle n’efface pas l’Histoire ; il la danse.

Résonance contemporaine

Que signifie jouer Un Américain à Paris aujourd’hui, alors que l’Europe est de nouveau traversée par la guerre, les pénuries énergétiques et les bombardements de civils en Ukraine ? La réponse n’est pas dans la nostalgie. Elle réside dans cette idée simple et exigeante : lorsque le monde vacille, l’art ne sauve pas, mais il maintient debout. En 1945 comme en 2025, danser, composer, aimer deviennent des actes de résistance.

Et c’est peut-être là, dans ce refus obstiné de céder à la nuit, que cette comédie musicale trouve sa brûlante actualité. C’est un acte de foi dans la capacité de l’art à réenchanter un monde blessé. A l’image des artistes qui résistent sous les bombardements en Ukraine d’une guerre impérialiste et incroyablement meurtrière menaçant de naufrager l’Europe dans un abîme sans fond qui nous impose, à l’image de Lise dans Un Américain à Paris,un devoir d’accueil inconditionnel et de protection humanitaire aux personnes réfugiées et exilées. D’Ukraine et d’ailleurs.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Un Américain à Paris, de George et Ira Gershwin, livret de Craig Lucas, au Grand Théâtre de Genève du 17 au 31 décembre 2025.

Mise en scène et chorégraphie : Christopher Wheeldon

Avec Robbie Fairchild, Anna Rose O’Sullivan, Emily Ferranti, Etai Benson, Max von Essen, Rebecca Eichenberger, Scott Willis, Julia Nagle et Todd Talbot

https://www.gtg.ch/saison-25-26/un-americain-a-paris/

Photos : ©Grégory Batardon

Bertrand Tappolet

On l’aura aperçu, entendu, peut-être lu, sans jamais vraiment le connaître. Journaliste et critique depuis bien des lunes, il s’enracine dans plus de 7000 articles, portraits et entretiens. Mais il préfère souvent la souplesse d’une jeune pousse, l’élan d’un bourgeon, et la liberté d’essaimer qu’offre la pépinière des curiosités. Photographie, arts vivants — danse, théâtre, performance, musique, opéra —, cinéma et séries : il chemine d’une clairière à l’autre, franchit les lisières, croise les espèces artistiques comme autant de feuillages à observer, comprendre et respirer. On lui a demandé de se présenter à la troisième personne. Ainsi s’exprime-t-il, à la manière d’un arbre qui se souvient du vent. Ou d’Alain Delon.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *