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Un livre bordé de piquants

« Je me dis que finalement, c’est peut-être ça la vie : beaucoup de désespoir mais aussi quelques moments de beautés où le temps n’est plus le même. C’est comme si les notes de musique faisaient un genre de parenthèse dans le temps, de suspension, un ailleurs ici même, un toujours dans le jamais. » (p. 409)

C’est une petite bête bordée de piquants, qui tient dans la main et se nourrit de vers. Un premier abord parfois un peu abrupt, et qui est finalement totalement abordable, une fois que l’on creuse un peu. Hérisson ou livre – que désigne cette définition ? Aujourd’hui, je vous parle d’un de mes ouvrages préférés, un roman de Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, qui a été publié chez Gallimard en 2006 et dont la réalisatrice Mona Achache s’est librement inspirée pour son film Le Hérisson (2009).

Dans ce roman à deux voix, nous suivons tour à tour Paloma, jeune fille de onze ans vivant dans les beaux quartiers parisiens avec sa famille aisée, et Renée Michel, l’acariâtre concierge de l’immeuble où vit Paloma. Précoce pour son âge, la jeune fille est convaincue que la vie est absolument absurde (surtout en ce qui concerne les adultes) et planifie de se suicider le jour de son douzième anniversaire – un petit air de Peter Pan ? En attendant de mourir, Paloma décide de se lancer dans la rédaction de journaux, dans lesquels elle note ses réflexions relatives à la vie, aux arts et à la beauté.

Renée, quant à elle, tente de cacher sa véritable identité en jouant le parfait rôle de la concierge revêche et absolument détestable. En effet, venant d’un milieu relativement modeste, elle souhaite garder secret le fait qu’elle est extrêmement cultivée – bien plus que tous les locataires de l’immeuble, qui eux, viennent de milieux favorisés…

Mais un jour, Paloma et Renée se rencontrent, grâce à l’arrivée d’un nouveau locataire : un Japonais, Kakuro Ozu, qui permettra de faire tomber les masques…

L’identité

« Je m’appelle Paloma. J’ai 11 ans. Mes parents sont riches, ma famille est riche, et ma sœur et moi sommes donc virtuellement riches. Mais malgré ça, malgré toute cette chance et toute cette richesse, depuis longtemps je sais que la destination finale, c’est le bocal à poisson. Un monde où les adultes passent leur temps à se cogner comme des mouches à la même vitre. Mais ce qui est certain, c’est que dans le bocal, j’irai pas. C’est une décision bien réfléchie. À la fin de l’année scolaire, le jour de mes douze ans, dans 165 jours, je me suiciderai. »

C’est ainsi que s’ouvre le film de Mona Achache et que nous découvrons Paloma, jeune fille d’une extrême intelligence et terriblement fataliste. Par ce monologue, elle nous introduit les thèmes principaux de l’œuvre – tant cinématographique que romanesque : les questions d’identité, la mort et les origines sociales.

Le personnage de Paloma, tout d’abord, est un véritable caméléon : face à sa famille, elle reste dans un mutisme constant, tandis qu’à l’école, elle s’amuse à copier les fautes de ses camardes, afin de se fondre dans le décor. Car la jeune fille possède un vif intellect… qu’elle tient à tout prix à cacher ! En effet, dans le milieu relativement aisé au sein duquel elle évolue, il n’y aurait pas moyen d’être laissée tranquille, si cette qualité venait à être découverte… Diminuer ses capacités devant les autres est donc une nécessité pour Paloma, qui se dévoile cependant lorsqu’elle écrit dans ses journaux. Là, elle peut enfin être elle-même, sans subir cette pression sur ses épaules. Comme elle l’explique, elle peut enfin être l’intello et écrire ce qui lui passe par la tête. Elle s’interroge effectivement sur le monde (si prévisible qu’il en est déprimant), sur les arts en général, sur la beauté, sa passion pour le Japon (où l’auteure, Muriel Barbery, a vécu quelques années) et surtout, sur la définition d’identité. Pour Paloma, cette question s’avère fondamentale – d’autant plus qu’elle entre doucement dans une période qui a été parfois chaotique pour certain·e·s d’entre nous : l’adolescence, avec ses chamboulements physiques, mais aussi le regard sur soi-même et sur le monde qui change. Comment sommes-nous définis ? Par nous-mêmes ou, finalement, par le regard des autres ? C’est ce que nous découvrons au fil des réflexions de Paloma.

Et c’est le personnage de Renée qui répond en partie à cette question.

« Je m’appelle Renée, j’ai 54 ans. Depuis 27 ans, je suis concierge au 2 Rue Eugène-Manuel à Paris. Je suis veuve, petite, laide, grassouillette, j’ai des oignons aux pieds et certains matins au réveil, j’ai une haleine de mammouth. J’ai pas fait d’études, j’ai toujours été pauvre. Discrète, insignifiante. Je vis seule, avec un gros matou paresseux, qui a pour particularité notable de suer des pattes quand il est contrarié. Comme je suis rarement aimable quoique toujours polie, on ne m’aime pas, mais on me tolère tout de même, parce que je corresponds parfaitement à l’archétype de la concierge d’immeuble. Vilaine, vieille, revêche. Qui regarde interminablement la télévision pendant que son gros chat dort sur un coussin recouvert de taie de crochet, dans des odeurs de cassoulet. Voilà, tu sais tout, je t’ai tout dit. » (extrait du film de 2009)

Si le mutisme et le mimétisme de Paloma sont ses défenses face au monde extérieur, la carapace de Renée, c’est son côté revêche, qui lui permet de passer inaperçue. Tout comme Paloma, Renée se cache des autres, bien que ses raisons soient différentes. En effet, la concierge a terriblement honte de son origine sociale : famille relativement pauvre, peu éduquée, au contraire des habitants de l’immeuble dont elle s’occupe. Pourtant, malgré ses origines modestes, Renée est extrêmement cultivée et c’est justement ce qu’elle essaie de cacher aux locataires de l’immeuble. Chacun devant rester à sa place dans le jeu social, Renée s’interdit de sortir des cases prédéfinies. C’est pourtant ce qu’elle va petit à petit faire, au début avec son amie Manuella, femme de ménage de l’immeuble. Entre deux heures de travail, elles s’octroient une pause : comme deux princesses clandestines, elles permettent à leur épicurisme et leur élégance de s’affirmer, autour d’une tasse de thé vert et d’un carré de chocolat noir…

L’arrivée d’un nouveau locataire dans l’immeuble va cependant permettre à Renée de quitter son cocon, puisqu’elle va dans le même temps se lier d’amitié avec Kakuro Ozu et Paloma. Le trio va alors permettre à chacun de surmonter ses peurs respectives et de se reconnecter à son identité, pour profiter de la vie en faisant tomber les masques.

« Ça fait un moment que j’ai aussi des soupçons à son propos. De loin, c’est bien une concierge. De près… eh bien de près… il y a quelque chose de bizarre. […] Mme Michel… Comment dire ? Elle respire l’intelligence. Et pourtant, elle s’efforce, hein, ça se voit qu’elle fait tout son possible pour jouer à la concierge et pour paraître débile. Mais moi, je l’ai observée quand elle parlait à Jean Arthens, quand elle parle à Neptune dans le dos de Diane, quand elle regarde les dames de la résidence qui passent devant elle sans la saluer. Mme Michel, elle a l’élégance du hérisson : à l’extérieur, elle est bardée de piquant, une vraie forteresse, mais j’ai l’intuition qu’à l’intérieur, elle est aussi simplement raffinée que les hérissons, qui sont des petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantes. (p. 174-175)

La mort

Dans L’élégance du hérisson, Muriel Barbery exploite ses connaissances philosophiques pour répondre à sa manière à une question existentielle qui continue encore de faire couler de l’encre, et ce, depuis Socrate : quel est le but de l’existence ? C’est Paloma qui sert de pièce maîtresse à l’auteure pour répondre à cette question. Dès le début du livre, nous sommes avertis : Paloma trouve que la vie n’a pas de sens et elle ne veut en aucun cas ressembler à ses parents ou à sa sœur, s’épuiser à vivre alors que tout n’est que vide et absurde. Cet état d’esprit évoque fortement les œuvres de Camus, et notamment à L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe, faisant tous deux partie du Cycle de l’absurde. Ainsi, dans L’étranger, Meursault, le personnage principal, vit sa vie sans se poser de questions sur ses actions. Son existence est telle qu’elle est et il la prend telle qu’elle vient, car les choses sont ce qu’elles sont, on ne peut rien y faire. Une sorte de défaitisme, qui le rendra totalement étranger à sa vie propre vie – un peu comme Paloma. Concernant Le mythe de Sisyphe, Camus s’inspire de l’Antiquité et du récit d’Homère. Sisyphe défie Zeus, qui décide de se venger en obligeant le mortel à faire rouler une pierre jusqu’au sommet d’une colline. Or, arrivé à son apogée, la roche retombe de la colline et Sisyphe doit la rouler à nouveau jusqu’au sommet. Et ce, durant l’éternité. Avec ce mythe, Camus explique notamment l’idée que c’est aux hommes qu’il revient de donner un sens à la vie. En effet, tout comme Sisyphe condamné par Zeus, nous venons au monde sans aucune volonté et raison, et sommes contraints de vivre notre vie, en sachant pertinemment qu’à la fin, la mort nous attend. Or, ce constat aurait toutes les chances de nous pousser au suicide, comme Paloma le prévoit dans le roman de Muriel Barbery… Camus explique avec raison que le suicide répond à la question existentielle.

Mais même si la vie est une aventure sans signification absolue, elle vaut toujours la peine d’être vécue. Et elle devrait être vécue dans l’objectif de comprendre la signification de l’existence. Ainsi, notre héroïne Paloma se confond dans le premier temps avec le personnage de Meursault. La vie passe, nous la subissons simplement. Or, même si la jeune fille garde une attitude négative, elle décide de ne pas se laisser écraser par la vie et d’être dans l’action, en profitant des derniers mois qu’elle souhaite vivre pour comprendre la signification de l’existence – au travers de ses rencontres avec Kakuro et Madame Michel, mais également grâce à l’écriture de ses journaux et son amour pour les arts.

Camus écrit comme incipit dans Le mythe de Sisyphe : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide [1]». Comme lui, Paloma nous parle de son suicide dès les premières pages de son journal – un thème sombre, qui d’ailleurs hantera tout le livre. Et pourtant, Camus et Barbery réussissent à écrire sur le suicide de manière positive, en ode à la vie.

« Mais si on redoute le lendemain, c’est parce qu’on ne sait pas construire le présent et quand on ne sait pas construire le présent, on se raconte qu’on le pourra demain et c’est fichu parce que demain finit toujours par devenir aujourd’hui, vous voyez ?
Donc il ne faut surtout pas oublier tout ça. Il faut vivre avec cette certitude que nous vieillirons et que ce ne sera pas beau, pas bon, pas gai. Et se dire que c’est maintenant qui importe : construire, maintenant, quelque chose, à tout prix, de toutes ses forces. Toujours avoir en tête la maison de retraite pour se dépasser chaque jour, le rendre impérissable. Gravir pas à pas son Everest à soi, et le faire de telle sorte que chaque pas soit un peu d’éternité.
Le futur, ça sert à ça : à construire le présent avec des vrais projets de vivants. » (p. 157- 158)

La culture

Dans son livre, Muriel Barbery dénonce également la pression liée à l’origine sociale. Renée croit qu’elle sera vue d’un mauvais œil puisqu’elle vient d’une famille modeste, mais est extrêmement cultivée ; Paloma cache son intelligence, de peur de passer pour un animal de foire si cela venait à se découvrir. À travers son écriture, l’auteure sollicite donc l’étendue et la beauté lexicale et rhétorique de la langue française, la philosophie et les arts, pour démontrer que la culture peut provenir de n’importe quel support – et surtout qu’elle peut être accessible à n’importe qui. Aujourd’hui, cette idée est plus que jamais d’actualité, comme le démontrent de nombreuses initiatives : tarifs préférentiels des musées, accès gratuit à la culture dans différents médias sous forme de blog, podcast, vidéo, etc. La culture n’a jamais été aussi accessible.

Il faut néanmoins signaler que dans L’élégance du hérisson, Muriel Barbery en fait parfois un peu trop : les théories sont nombreuses, de même que les interrogations sur la beauté… dans un registre parfois trop pointu qui perd la lectrice ou le lecteur qui ne posséderait pas un solide bagage préexistant.

« Les faveurs du sort ont un prix. Pour qui bénéficie des indulgences de la vie, l’obligation de rigueur dans la considération de la beauté n’est pas négociable. La langue, cette richesse de l’homme, et ses usages, cette élaboration de la communauté sociale, sont des œuvres sacrées. […] Les élus de la société, ceux que la destinée excepte de ces servitudes qui sont le lot de l’homme pauvre, ont partant cette double mission d’adorer et de respecter la splendeur de la langue. Enfin, qu’une Sabine Pallières mésuse de la ponctuation est un blasphème d’autant plus grave que dans le même temps, des poètes merveilleux nés dans des caravanes puantes ou des cités poubelles ont pour elle cette sainte révérence qui est due à la Beauté.
Aux riches, le devoir du Beau. Sinon, ils méritent de mourir. » (p.132-133)

Sans doute comme moi, le livre, par son sujet et son parti-pris, vous a peut-être rebuté. Pourtant, passé ce premier abord, j’ai été absolument conquise par ce roman. Certes, Muriel Barbery nous donne du fil à retordre et redore la langue française – et pour ma part, le dictionnaire m’a accompagné dans cette (re)lecture de ce roman. Pourtant, malgré le sujet morbide du suicide, c’est un livre emplit d’optimisme et de beauté, grâce à des personnages plus attachants les uns que les autres. Muriel Barbery nous livre ainsi une critique de société, tout en faisant l’apologie de la beauté.

Et pour toutes ces raisons, je ne peux que vous pousser à découvrir d’élégants hérissons !

Cédrine Tille

Références :

Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, Paris, Gallimard, 2006. 410 p.

Le Hérisson de Mona Achache, avec Josiane Balasko, Garance Le Guillermic, Togo Igawa, 100 minutes, France, 2009.

Albert Camus, L’Étranger, Paris, Gallimard, 1942. 186 p.

Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942. 192 p.

Photo : © Cédrine Tille

[1] Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, p. 17. Voir la référence entière en fin d’article.

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