Les réverbères : arts vivants

Un refuge poétique face au chaos du monde

Posé au cœur de la campagne genevoise, le chapiteau rouge du Cirque Trottola découvre sa silhouette comme une invitation à entrer dans un monde suspendu. Fidèles à leur vocation d’artisans du cirque, Titoune Krall et Bonaventure Gacon, fondateurs de la compagnie, réinventent une fois encore l’art circassien en conjuguant tradition et originalité. Strano, étrange en italien, nous offre une plongée dans un univers à la fois burlesque, tragique et profondément poétique.

Cinq ans après leur précédente création, Campana, marquée par la réflexion sur le temps qui passe, les magiciens de Trottola reviennent. Et la magie opère dès les premiers instants, lorsque se découvre peu à peu un balcon qui soutient un grand orgue, élément incongru en milieu circassien, surgissant au-dessus du rond de piste. L’instrument intrigue, déstabilise, participe ainsi à la bizarrerie initiale du spectacle en imposant une empreinte baroque et mystérieuse.

On en oublierait presque les premiers tours de piste de Boudu, alias Bonaventure Gacon, clown et porteur. Émergeant de ses oripeaux, on retrouve avec plaisir sa stature impressionnante et sa verve inimitable. Il est accompagné de son génial acolyte Rififi. L’arrivée du duo amplifie l’étrangeté ambiante. Quelque chose de grave s’est passé. On le comprend à la manière dont le Boudou harangue le public de son phrasé unique. Nous sommes après la catastrophe. On ressent un décalage burlesque s’infiltrer dans chaque geste, chaque silence, tandis que Rififi, espiègle sans mot, donne un contre-point discret et malicieux à l’immensité du talent de son compagnon à la scène comme à la ville.

La piste devient alors refuge, espace postapocalyptique, où la poésie se fraie un chemin parmi les décombres. La narration se déploie sans fioritures, cousine avec l’absurde, et lie entre eux une suite de numéros spectaculaires. Portés acrobatiques à deux, à trois, pyramides humaines où le colosse Gacon soutient l’impossible, envols et chutes de Rififi dans des positions improbables : chaque prouesse témoigne d’une inventivité artisanale et d’une confiance absolue entre les partenaires. Idem lorsque Rififi, sur son trapèze volant, s’élance, tournoie, paraît hésiter dans les airs : c’est là que naît la peur du spectateur, cette inquiétude partagée que l’artiste pourrait tomber – une tension authentique et saisissante, propre aux meilleurs cirques.

L’absence de fil rouge explicite n’entrave pas la fluidité : les installations, préparées à vue, deviennent elles-mêmes des performances. Quelques images resteront : la folle glissade d’un piano à queue depuis le haut du chapiteau avec le Boudou en chevalier donquichottesque dessus ; le trapèze volant de Rififi contrebalancé par un simple seau de métal et, en apothéose, une échelle tournoyante en hauteur et au centre du chapiteau qui entraîne trois artistes dans un vertige final époustouflant.

Avec Strano, le Cirque Trottola poursuit ainsi son chemin artistique si singulier : défendre un cirque populaire et exigeant, où l’acrobatie et la musique dialoguent avec la fragilité humaine. Ici, l’étrange devient langage universel, capable de dire la douleur du monde comme sa poésie têtue.

Stéphane Michaud

Infos pratiques : 

Strano, créé par Titoune et Bonaventure Gacon, du 1er au 10 septembre dans le Parc de l’Hospice Général – Centre Anières, dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève.

En piste : Titoune, Bonaventure Gacon, Pierre Le Gouallec ou Sébastien Brun, Samuel Legal ou Barbara Cornet

https://www.batie.ch/fr/programme/cirque-trottola-strano

https://anieres.ch/agenda/cirque-trottola-strano/ 

Photos : © Fanchon Bilbille

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, auteur heureux et metteur en scène chanceux, Stéphane aime prendre son temps grâce à la lecture, à l’écriture et au théâtre. Écrire pour la Pépinière prolonge le plaisir des spectacles.

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