Un théâtre d’utilité publique
Héritier du pirandellisme, au Crève-Cœur jusqu’au 12 octobre, L’Art de la Comédie d’Eduardo De Filippo nous rappelle sous fond de satire sociale que politique et culture ne font souvent pas bon ménage. Un fort plaidoyer pour un théâtre militant qui met en scène le combat permanent pour défendre les valeurs de nos démocraties face aux révolutions autocratiques actuelles. Une comédie al dente et piquante sur les pouvoirs. Plus que nécessaire ; salutaire car subversive.
Dans une petite ville de province une préfète vient d’être nommée. On la découvre pieds nus et en culotte, dans son bureau encore en chantier, juste avant qu’elle n’endosse le costume de l’hypocrisie. Elle est jouée par l’énergique Sabrina Martin qui s’investit pleinement dans ce premier rôle. Notre Trumpette de pacotille va accorder audience à plusieurs personnes pour son entrée en fonction.
Débarque alors le chef d’une troupe de théâtre, campé avec classe par l’auguste Michel Kullmann. Sa roulotte vient de partir en fumée. Dédaigneusement, l’élue lui tend un misérable chèque car elle réduit l’art à un simple divertissement. L’artiste se vexe car ce n’est pas l’argent qu’il est venu chercher mais la reconnaissance symbolique et existentielle de son travail. La dispute atteint son pic lorsque Donaldette part dans un fou-rire moqueur pour répondre à la proposition de l’artiste de venir soutenir de sa présence le prochain spectacle.
Devant le manque d’intérêt et la condescendance de la femme politique, il va dès lors la manipuler en brouillant les pistes. Il avertit que les prochains rendez-vous de la préfette (médecin, instituteur, nonne, …) pourraient bien être en fait des comédien-nes de sa troupe, histoire de la tourner en bourrique, ce qui va bien entendu donner lieu à tout un tourbillon de quipropros. Le doute s’installe alors comme outil démocratique car il ouvre à la pluralité de points de vue, à la mise en question, à la critique contre l’absolutisme du discours officiel.

Cette farce, plus sérieuse qu’elle n’en a l’air à la première écoute, met ainsi en lumière d’un côté l’incompétence crasse du politique et de l’autre l’importance de la culture qui donne à penser la complexité de la société, les deux pouvant être des illusionistes hors-pairs. Une sorte de « théâtre dans le théâtre » qui démultiplie les niveaux de fiction en rendant poreuses les frontières entre les « vrais » notables et les acteurices déguisé.es. Ce n’est pas sans rappeler, quarante ans plus tôt, les mises en abyme de Pirandello et de ses personnages en quête d’auteur. Le procédé résonne aussi particulièrement aujourd’hui, à l’ère des fake news, deepfakes, vérités alternatives et autres manipulations médiatico-politiques. Il est résolument populaire, politique et social chez De Filippo là où philosophie et métaphysique imprègnaient la visée de son illustre aïeul. Luigi demandait : « Qu’est-ce qu’un personnage ? » Eduardo questionne : « Qu’est-ce qu’un-e artiste et quelle place lui donne la société ? »
Forza est de constater que l’écriture du génie napolitain n’a pas pris une ride. Elle se joue avec toujours autant d’actualité des porosités sociales entre mensonge et vérité, entre fiction et réalité. Par le rire et l’absurde, le texte parle de la place de la culture en général et de la valeur du théâtre dans la société en particulier. La présente version n’a eu qu’à adapter les costumes et à questionner les genres des personnages au goût du jour. Ainsi le haut fonctionnaire de 1964 est devenu une femme de pouvoir, l’institutrice un maître d’école en tablier alors que le curé d’origine se retrouve être une bonne soeur déjantée admirablement servie par la géniale Laurie Comtesse.

Entre politique et théâtre, les mondes se mélangent : on se met en scène, on travaille son texte, on choisit ses masques… La différence est pourtant claire : d’un côté on fait comme si c’était vrai alors que de l’autre on avoue que le plateau est un jeu. Comme l’écrit la metteure en scène Nalini Menamkat “ ce qui se joue entre la cheffe de la ville et le chef de la troupe, c’est le pouvoir que chacun pense détenir sur l’autre.” L’une a l’argent, l’autre pense que l’art permet de résister au despotisme en le manipulant. L’une se nourrit de certitude, l’autre va insinuer le doute comme arme de contre-pouvoir. L’artiste défend la nécessité du théâtre comme espace critique, il devient un résistant culturel qui oppose la créativité à la rigueur de l’ordre établi, ainsi remis en jeu.
Partant, que nous dit ce texte à l’heure de la post-vérité ? Que nous dit ce texte d’une époque, la nôtre, où le moindre message peut être manipulé ? Que nous dit ce texte pour ne pas être dupe des mensonges de l’infobésité de notre monde ? Quelle place les institutions accordent-elles à la culture ? Est-elle considérée comme un luxe accessoire ou comme un pilier d’une société libre ? (Cf. la fermeture des théâtres pendant la pandémie car considérés comme non-essentiels…) Où s’arrête la représentation et où commence le réel ? Qu’est-ce que le vrai ? Qu’est-ce que le faux ? Enfin, à quelles boussoles peut-on encore se fier dans les méandres vertigineux de nos démocraties en péril ?
Ce sont toutes ces questions – et bien d’autres – que le texte pose. L’illusion théâtrale est utilisée pour déstabiliser et provoquer une réflexion sur la vérité. À travers le rythme effrené du spectacle, les ressorts d’un jeu très physique hérité de la Commedia dell’Arte et le miroir de ces notables caricaturés dans leur humanité sans éclat, la troupe de Nalini Menamkat nous donne à penser avec humour et ironie les masques sociaux de l’être et du paraître.

Au Crève-coeur, la scénographie présentée est simple, originale et efficace. Elle permet de mettre en avant la qualité d’interprétation des acteurices (y compris David Casada et Karin Kadjar). Chacun-e déploie son talent pour entretenir le doute sur l’authenticité des intentions des un-es et des autres jusqu’à la dernière réplique. Cela est très plaisant car nous sommes ainsi forcer à entraîner nos esprits critiques pour ne pas accepter aveuglément ce que le pouvoir nous présente comme la vérité. Un certain préfet des Amériques n’a t’il pas affirmé haut et fort dernièrement à la tribune de l’ONU que la crise écologique n’était qu’une vaste arnaque ? Vigilance, méfiance et réflexivité au nom d’une citoyenneté éclairée. Le spectacle devient un avertissement contemporain : si l’on méprise l’art, on affaiblit les garde-fous de la démocratie.
Hier bouffon du roi, le théâtre reste aujourd’hui encore ce miroir critique indispensable à nos démocraties pour critiquer les fallacieux mécanismes de persuasion des autocrates de tous horizons. Et mettre à nu l’arrogance et la bêtise du pouvoir. Afin que la reconnaissance du besoin fondamental de culture demeure encore et toujours une lutte politique pour la liberté. L’Art de la Comédie n’est pas seulement une pièce : c’est un manifeste pour l’avenir.
Stéphane Michaud
Infos pratiques : L’Art de la comédie, d’Eduardo De Filippo, au Théâtre le Crève-Coeur, du 16 septembre au 12 octobre 2025
Mise en scène : Nalini Menamkat
Avec David Casada, Laurie Comtesse, Karim Kadjar, Michel Kullmann, Sabrina Martin
Photos: © Carole Parodi

