Un Tintin plus vrai que nature enchante Carouge
C’est sans doute l’un des spectacles les plus attendus de l’année : au Théâtre de Carouge, en co-production avec Am Stram Gram, Les Bijoux de la Castafiore revient près de 25 ans après sa création, et 14 après une première reprise. Avec un casting renouvelé, mais une recette toujours efficace et le même enthousiasme. À voir absolument, mille sabords, d’ici au 21 décembre prochain.
« Ciel, mes bijoux ! » La réplique est iconique et emblématique de l’œuvre d’Hergé. Bianca Castafiore, venue se ressourcer dans la propriété du capitaine « Bartok », craint pour ses bijoux, et notamment la splendide émeraude offerte par un célèbre Maharadjah. Dans cette fresque bédéique, c’est toute une galerie de personnages qui se retrouvent mêlés au vol supposé. On retrouve bien sûr les habitants du château : Haddock, Tintin, le professeur Tournesol et Nestor ; sans oublier les tziganes que le capitaine accueille sur ses terres, alors que la police les a logé-es sur une déchetterie. La Castafiore, quant à elle, n’arrive pas seule, accompagnée de sa suivante Irma et de son pianiste Wagner. Personnages emblématiques, les Dupont et Dupond seront évidemment appelés pour mener l’enquête, après la disparition des bijoux. Et puis, il y a ces journalistes venus interviewer la cantatrice ; toute cette équipe de télévision – technicien-nes compris-es – qui tournent une émission en différé ; l’étrange homme aperçu dans le domaine et dont on ne sait quel mauvais coup il manigance ; Boullu, le marbrier qui repousse sans cesse la réparation de cette satanée marche ; Séraphin Lampion, l’excentrique assureur qui doit proposer une police à Bianca pour ses bijoux… Dans ce huis-clos qui se déroule entièrement à Moulinsart – c’est le seul de la série de bandes dessinées – on craint d’oublier des personnages, tant ils sont nombreux. Pour notre plus grand bonheur, et celui de l’intrigue. Car Hergé s’est amusé à faire accuser tout le monde, tour à tour, pour finalement révéler une issue parfaitement inattendue. Une œuvre à laquelle la mise en scène originale – et reprise depuis avec des changements de casting – de Christiane Suter et du regretté Dominique Catton rend un vibrant hommage.
De la BD à la scène
Adapter une œuvre de bande dessinée pour la scène, ce n’est pas une mince affaire. D’autant plus quand il s’agit d’un monument comme Tintin. Pour la dernière saison de Jean Liermier – qui avait interprété le célèbre reporter à la houppette en 2011 – il fallait marquer le coup et finir en fanfare. Le décor et la mise en scène sont les mêmes qu’il y a 14 ans, nous rappelle Léon Boesch – qui interprète Mateo, le père tzigane, ainsi que le caméraman TV – que l’on croise en sortant du théâtre. Les petites variations sont davantage dues au changement de comédien-nes. De cette mise en scène, donc, on retient un profond respect pour l’œuvre originale, une scénographie imaginative, et des personnages fidèles à ceux créés par Hergé.

Commençons donc par le cadre : tout est fait pour nous rappeler la bande dessinée. D’abord, il y a ces escaliers que l’on peut faire bouger de cour à jardin, déplaçant les murs qui en constituent les limites. Lorsque ceux-ci ne sont pas alignés, ils créent différentes cases – dont certains personnages se servent pour se cacher – qui rappellent évidemment celles de la BD. Les décors sont aussi parfaitement repris, en témoigne ce château de Moulinsart, ou ses tapisseries, que l’on aperçoit régulièrement en fond de scène. Très jolie trouvaille également que d’avoir agrandi certaines cases de la bande dessinée, comme lorsque l’harmonie de Moulinsart vient présenter ses hommages au futur mariage du capitaine Haddock, et que seule la tête du comédien sort de ce qui est devenu un tableau, pour jouer la scène comme si elle sortait directement de l’œuvre d’Hergé. On évoquera enfin ces modules qui se déplacent, eux aussi, de manière uniquement latérale, et sur lesquelles se trouvent régulièrement les personnages. On peut y voir une allusion aux figurines dérivées de la BD, mais aussi une envie de jouer sur l’effet 2D de cette dernière.
Des personnages parfaitement respectés
Surtout, on est subjugué par la qualité d’interprétation de tou-tes les comédien-nes, qui se mettent au diapason pour rendre un vibrant hommage au dessinateur belge. Commençons par évoquer l’apparence des personnages : les costumes et les maquillages sont tout simplement parfaits. On retrouve évidemment la houppette de Tintin, la calvitie de Nestor, les trois mèches de cheveux sur le crâne des Dupondt, mais aussi le faciès si caractéristique de Wagner – Valerio Scamuffa est absolument méconnaissable. Mais commençons, bien sûr, par Tintin, brillamment interprété par Yann Philipona. On retient de ce personnage une dimension qui évoque la version dessin animé, bien plus que chez les autres. On apprécie d’abord le travail corporel, avec des déplacements et une gestuelle qui n’ont rien de naturel, mais recréent les mouvements évoqués par Hergé dans ses dessins, avec ses grands balancements de bras, cette impression de courir au ralenti, ou encore ses poses si particulières, comme un arrêt sur image. Il y a aussi ce phrasé, d’une impeccable justesse. On retrouve toute l’intensité du jeune reporter, avec ses expressions typiques, et un sentiment que chaque parole qu’il prononce est importante et jouée avec force d’interprétation. Sans pour autant tomber dans le grotesque. Sur un fil, il parvient à conserver l’équilibre adéquat.

Les autres personnages, tous parfaitement fidèles à la bande dessinée, ont quelque chose de plus naturel, voire réaliste, dans leur interprétation. Notre coup de cœur va sans aucun doute à Nestor (Diego Todeschini), qui oscille entre un dévouement sans faille envers Haddock et un côté pince-sans-rire parfaitement appréciable. La Castafiore (Kathia Marquis), bien sûr, excelle, avec son accent fidèle à celui du dessin animé, et ses hilarantes erreurs dans les noms des gens qu’elle croise. Le professeur Tournesol (Karim Kadjar) excelle aussi dans sa mauvaise compréhension de tout ce qu’on lui dit, due à sa surdité. Évoquons aussi le capitaine Haddock (Jacques Michel), qui reprend tout ce qui fait son succès dans la BD : ses fameux jurons, mais aussi la danse de la joie – jamais excessive mais fidèle à l’originale – lorsque la Castafiore annonce son départ. Enfin, les Dupondt (Vincent David et Cédric Dorier), avec leurs bafouilles, contrepèteries involontaires et surtout leur fameux « Je dirais même plus » – sans forcément de suite d’ailleurs – nous rendent eux aussi hilares. La liste pourrait continuer à l’envi, tant chacun-e est au niveau attendu. On pourra encore parler de Milou, dont la marionnette à fil est manipulée à vue par David Marchetto : ses mouvements, comme ses aboiements sont parfaits, sans oublier ses petites interventions pleines de cynisme, qu’on apprécie tant dans la bande dessinée.

Enfin, il nous faut évoquer le mouvement donné à une œuvre originellement statique. Pour ce faire, on apprécie beaucoup les cascades : mention spéciale à celle d’Irma (Brigitte Raul), par-dessus le canapé, et à toutes les chutes dans l’escalier, à cause de cette satanée marche. Un gag récurrent dans la bande dessinée, parfaitement retranscrit à la scène. On a déjà évoqué la gestuelle de Tintin, on pourra encore parler des fresques qui ponctuent chacune des deux parties. Tout-tes les comédien-nes se retrouvent sur la scène, dans une pose statique, emblématique de leur rôle, pour illustrer l’impressionnante galerie de personnages imaginée par Hergé et retranscrite sur la scène. Un spectacle grandiose, réconfortant à l’approche de l’hiver, avec cette nostalgie de l’enfance qui nous envahit. Un pur divertissement dont il faut souligner l’impressionnant travail, tant au niveau du jeu que du décor et de tous les éléments de scénographie. La partition est millimétrée, et le plaisir du jeu s’en ressent. L’ovation et les nombreux rappels – moins nombreux, tout de même, que les quinze adressés à Bianca Castafiore à la Scala de Milan – en sont les preuves !
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Les Bijoux de la Castafiore, d’après l’œuvre d’Hergé, du 18 novembre au 21 décembre 2025 au Théâtre de Carouge, en co-production avec Am Stram Gram.
Mise en scène : Christiane Suter et Dominique Catton, avec la complicité de Jean Liermier pour la reprise
Avec Léon Boesch Mateo, Le caméraman TV, Cyprien Colombo Séraphin Lampion, Gino l’inconnu du parc, Davide Cornil Le perchman TV, Vincent David Dupont, Docteur Rotule, Le musicien, Cédric Dorier Dupond, Le Maire, Ian Durrer Boullu le marbrier, Jean-Loup de la Batellerie journaliste de « Paris-Flash », L’intervieweur TV, Jérôme Glorieux Le technicien TV, Alizée Hajdari-Manigault Miarka, La régisseuse TV, Karim Kadjar Tryphon Tournesol, Simon Labarrière Walter Rizotto photographe de « Paris-Flash », Le réalisateur TV, Le livreur de piano, David Marchetto Milou, Kathia Marquis Bianca Castafiore, Diana Meierhans Coco le perroquet, La diseuse de bonne aventure, La scripte, Jacques Michel Capitaine Haddock, Yann Philipona Tintin, Brigitte Raul Irma, Valerio Scamuffa Igor Wagner, Diego Todeschini Nestor
https://theatredecarouge.ch/spectacle/les-bijoux-de-la-castafiore/
https://www.amstramgram.ch/fr/programme/les-bijoux-de-la-castafiore
Photos : ©Ariane Catton
