Voyager à la lisière
Après Encantado en 2022, Lia Rodrigues revient à la Comédie de Genève dans le cadre de la Bâtie avec Borda. En continuant son exploration des lisières, et en nous emportant dans des mondes mouvants, la chorégraphe brésilienne et ses danseur-euses enchantent le public du festival.
D’abord, de l’obscurité. Lia Rodrigues joue avec la patience du public. Dans ce noir épais, un frémissement presque imperceptible se distingue, grâce à nos yeux désormais habitués à scruter la pénombre. Peu à peu, depuis une masse indistincte de textures et de matières, des formes commencent à émerger, dans un silence absolu. L’effet est saisissant : sans que l’on s’en rende compte, la matière se métamorphose. Les silhouettes se redressent, nous observent, immobiles. Des visages expressifs surgissent, fixant l’audience avec une intensité troublante. Est-ce la pile de vêtements abandonnés sur une chaise qui s’anime la nuit, dans la demi-conscience du sommeil ? Ou bien des voyageur-euses nomades portant leurs biens à travers un désert ? L’ambiguïté ouvre la voie à une lecture onirique infinie.

De ce magma initial se déploient des tableaux mouvants, d’une lenteur minutieusement contrôlée. Les neuf interprètes (Leonardo Nunes, Valentina Fittipaldi, Andrey da Silva, David Abreu, Raquel Alexandre,Daline Ribeiro, João Alves, Cayo Almeida, Vitor de Abreu) glissent d’un tableau à l’autre, empruntant au registre du bouffon : grimaces, postures outrées, visages déformés, provoquant les rires du public. Puis surgissent d’autres images, aux accents bibliques : chaque interprète semble incarner une parabole, une histoire singulière. La blancheur première se dissout alors dans un éclat de couleurs, de paillettes, de singularités revendiquées avec fierté. Les transitions scéniques et vestimentaires, d’une fluidité magistrale, donnent l’impression d’un flux continu, sans couture, où chaque état en contient déjà un autre, en gestation.
Cette esthétique du passage et de la transformation est au cœur de la démarche de Lia Rodrigues. Depuis ses débuts dans les années 1970, à São Paulo, où elle fonde le groupe Andança, jusqu’à son travail avec la chorégraphe Maguy Marin en France, la chorégraphe a toujours exploré les seuils : entre le visible et l’invisible, le politique et le poétique, le populaire et l’érudit. En 1990, elle fonde sa compagnie à Rio de Janeiro, puis crée le Festival Panorama, qui devient une référence de la danse contemporaine au Brésil. Mais c’est surtout son engagement, depuis 2004, dans la favela de Maré, qui définit son geste artistique : faire du théâtre et de la danse des outils de transformation sociale. Le Centro de Artes da Maré et l’Escola Livre de Danças, qu’elle a contribués à fonder, incarnent ce dialogue entre création et éducation, entre esthétique et politique.

Borda s’inscrit pleinement dans cette trajectoire. Le spectacle met en tension les imaginaires collectifs et les présences individuelles, les références mythologiques et l’humour burlesque, la matière brute et l’éclat scintillant. Créé en collaboration avec les interprètes à partir des costumes de précédents spectacles de Lia Rodrigues, Borda peut se lire comme une continuité, où ils et elles re-brodent, re-cousent, et façonnent un univers recyclé. Elle invite à penser la frontière (borda en portugais) comme un lieu fertile, où les identités se déplacent, se brouillent, se réinventent. Dans ce théâtre de métamorphoses, Lia Rodrigues rappelle que la danse n’est pas seulement mouvement : elle est résistance, mémoire, et promesse d’utopie.
Léa Crissaud
Infos pratiques :
Borda de Lia Rodrigues, à la Comédie de Genève dans le cadre de la Bâtie, du 1er au 3 septembre 2025.
Dansé et créé en collaboration avec Leonardo Nunes, Valentina Fittipaldi, Andrey da Silva, David Abreu, Raquel Alexandre,Daline Ribeiro, João Alves, Cayo Almeida, Vitor de Abreu
Assistante à la création : Amalia Lima
https://www.comedie.ch/fr/borda
https://www.batie.ch/fr/programme/rodrigues-lia-borda
Photos : ©Sammi Landweer
