Les réverbères : arts vivants

« We need space » : laissez-vous surprendre

Avez-vous quatre heures devant vous ? Peu de monde serait capable de répondre par l’affirmative à cette question. Le temps est séquencé, tronqué, rentabilisé. Si tel n’est pas le cas, il est indéniablement… perdu ! Mais pas au Grütli, où l’on s’immerge toute une soirée dans une performance où l’heure n’a plus d’importance.

Voilà que Julie Semoroz vous offre quatre heures, durant lesquelles vous perdrez la notion du temps, de l’espace, de vos obligations personnelles, professionnelles ou digitales. Bienvenue dans We need space, performance où les montres et téléphones portables sont proscrits. C’est bien plus que du temps, c’est presque la liberté qu’on vous offre aujourd’hui dans un spectacle déconcertant au Grütli.

Être, absolument, dans l’instant présent

Les spectateurs et spectatrices entrent, sans leurs chaussures, les poches vidées de leur substantifique moelle (le portable), dans une vaste salle à moitié plongée dans la pénombre. Des matelas, des oreillers et des plaids feront office de siège pour les quatre prochaines heures. Certains s’asseyent tandis que d’autres choisissent de s’allonger et de se calfeutrer sous leur couette. Intrigués, les yeux scrutent l’espace baigné d’une faible lumière pour essayer de deviner ce qu’il va s’y passer.

Alors que, dans certaines pièces et mises en scène, le choix des décors, de costumes et de l’agencement scénique donnent d’emblée des indices aux spectateurs sur ce qui va se jouer, ici on est privé de tout repère spatio-temporel : on ne sait ni où ni quand l’action va se tenir (si d’aventure il devait y avoir une action). Plus encore, on perd l’orientation car, à force de changer de position pour voir ce qui se joue à différents endroits de la salle, on ne sait plus exactement où on se situe. Tous se retrouvent sans les balises auxquelles on aime parfois se raccrocher pendant un spectacle..

De plus, ici, les morceaux performés se succèdent sans qu’aucun lien causal ne les relie entre eux. L’un n’entraine pas l’autre de façon logique. Ainsi, c’est par ses cinq sens et ses ressentis qu’il faut se laisser guider. La raison, elle, n’est plus d’aucune utilité. Elle est donc restée, comme les chaussures, à l’entrée de la salle.

Ni temps, ni espace ni narration linéaire : tout a éclaté dans We need space. Le spectateur n’a d’autre choix que de lâcher prise et se laisser porter par ce qui est en train de se passer ici et maintenant s’il veut apprécier le spectacle.

Se faire surprendre dans son quotidien

La performance commence avec un paysage projeté sur l’écran géant de la pièce, une sorte de désert désolé. Le bourdonnement d’une mouche, quelques paroles inaudibles et le bruit d’une voiture viennent ponctuellement interrompre la contemplation. Après un temps, qui semble relativement long (mais en réalité qui peut le dire puisqu’aucun repère temporel n’est accessible aux spectateurs et spectatrices …), une musique émane du fond de la pièce.

Après cet interlude musical, de la lumière est projetée sur un homme, debout sur un podium. D’abord immobiles, ses bras commencent à bouger imperceptiblement d’avant en arrière, suivant le son évoquant le bruit des battements de cœur.

Les gestes se font de plus en plus amples, s’accélèrent et les bras restent parfaitement synchronisés. Les mouvements sont devenus si rapides que l’on voit apparaitre des demi-cercles, tracés par la trainée des bras mouvants. L’effet produit est tel que l’on reste hypnotisé par cette chorégraphie. Ainsi le ce corps devient, sous l’effet de la vitesse, la performance (dans le sens « exploit physique ») et de la productivité un objet mécanique.

Puis, sans savoir d’où vient la perturbation, les bras robotiques de ce danseur se balancent maintenant à contre-temps l’un de l’autre. Le rythme et la synchronisation font place à un décalage, un désordre soudain[1]. La surprise que provoque ces battements asynchrones interpelle les sujets hypnotisés dont l’esprit, abruptement déconcerté, se réveille et se remet en marche.

Peut-être est-ce là l’un des buts de cette performance (celle-ci précisément, mais l’ensemble du spectacle aussi) : casser les mécaniques trop bien huilées d’un quotidien répétitif et réconfortant. En effet, en confrontant les spectateurs à l’imprévu (de la scénographie, de l’alternance des performances, des rythmes successifs…), le confort des routines, des habitudes et des certitudes fait place, l’espace d’un instant, à un peu de chaos. Et l’on se met alors à penser, créer, réfléchir, faire des liens, un peu différemment.

Joséphine le Maire

Infos pratiques :

We need space du 28-31 mars et 4-7 avril au Théâtre du Grütli

Conception et interprétation : Julie Semoroz

Avec Cédric Gagneur et Cerise Rossier

Photos : Isabelle Meister et Dorothee Thebert (première image)

[1] Cette performance se termine par une atténuation progressive des mouvements. Le calme revient : place à un autre interlude puis à la performance suivante. Et ainsi de suite.

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