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Cris post-exotiques : Slogans de Maria Soudaïeva

« 343. Les mauvais jours finiront ! » – Ainsi se clôt Slogans de Maria Soudaïeva, publié en 2004 aux Éditions de l’Olivier. Un livre qui accroche, par sa force de frappe offensive, sa dimension politique et désespérée.

Il y a des ouvrages qui, de prime abord, semblent inoffensifs. Un titre pas forcément accrocheur, un nom d’auteur qui ne dit rien, une couverture passe-partout. Mais pour peu qu’on les ouvre, ils explosent à la figure. C’est le cas des Slogans de Maria Soudaïeva, véritable OLNI (Objet Littéraire Non Identifié). Les Slogans, ce sont 1’029 phrases brèves et numérotées, percutantes comme les balles d’une kalachnikov qui tirerait en rafale. Elles se répartissent en trois parties (« Programme minimum », « Programme maximum » et « Instructions aux combattantes »), chacune composée de 343 éléments. Elles se lisent à la suite, font une ligne, parfois deux, rarement trois. Écrites en capitales, elles se concluent invariablement par un point d’exclamation, aussi agressif qu’un coup de poing ou qu’un crachat.

70. Aucune terre à l’horizon !
71. Plus un habitant derrière toi !
72. Après ton passage, même le vent ne hurle plus ! (p.57)

Lutte post-apocalyptique

Que raconte Slogans ? Rien – ou presque. Jetées comme des pierres dans la mêlée, les phrases de Maria Soudaïeva sont des cris pris en charge par des voix multiples. Elles dessinent un univers post-apocalyptique, où les personnages (des femmes, essentiellement) se battent pour leur survie. Sont-ils humains, animaux, hybrides ? Vivants ou morts ? Impossible de le savoir. Ils luttent au sein de factions rivales, de groupes armés aux noms étranges : la Grande-Nichée, les Chrysalides, les Cinquièmes Naines… Il y a des reines, des assassins, des commandos, Vassilissa et Susy Vagabonde –  le tout, sans explication. Les phrases s’organisent dans plusieurs sous-parties, à la fois énigmatiques (« Au-delà des fosses », « Les araignes absinthes ») et contestataires (« Précautions élémentaires », « En cas de dissolution »). Entre onirisme et violence, les slogans transmettent des ordres, des conseils, des interdictions, des malédictions. On est proche de la frontière entre vie et mort, proche du Bardo, cet état mental intermédiaire (car à la limite de l’au-delà) du bouddhisme tibétain. On est proche de l’action, de l’explosion qui peut à tout moment survenir et dont les mots portent la force.

180. Méduses, algues, action !
181.Lames, vague, action !
182. Ressac, brisants, action ! (p.65)

De quelle action s’agit-il ? Difficile à dire, l’ennemi restant invisible. Pourtant, si étrange que soit le livre de Maria Soudaïeva (est-ce de la poésie ? un roman d’un genre nouveau ?), il construit un univers étrangement familier où chaque phrase fait écho aux autres. Typographie et ponctuation cousent étroitement l’ensemble autour du même patron : celui du cri de revendication politique, du graffiti révolutionnaire griffonné sur le mur par des combattants anonymes pour informer ou menacer d’autres combattants anonymes. Un étroit réseau de répétitions donne de la cohérence. Certains ordres sont martelés avec insistance (« Action ! », « Liberté pour », « Échange ton sang »), entrecoupés de prescriptions (« Sauve qui peut ! »). L’impératif règne (« 123. Ordonne tes os à la perfection ! », p.31). Des parades ont été imaginées pour faire face aux situations les plus dramatiques (« 217. Si tu rêves, coupe-toi aussitôt avec ton sabre ! », p.38). Par moment, certaines tournures plongent le lecteur dans un paysage soviétique fantasmé – comme un rêve qui disparaît jusqu’à la prochaine évocation : « Soldat, rebelle-toi, détruis tous ses corps et ensuite, nitchevo[1] ! » (p.23). Les rares noms propres rattachent également à l’Est : Natacha Amayoq, Leocardia number trois, Vassilissa, Tassili, Ida Jerricane, Galia Baïkal…

65. Pas de pitié pour la mouette qui renonce aux orgues ! (p.26)
212. Traces d’une ville ancienne sous le sable, oublie le sable, avance! (p.68)

Maria Soudaïeva, auteure post-exotique

Le panorama que Maria Soudaïeva trace rappelle les luttes qui ont émaillé le XXe siècle, à travers le monde : guerres, révolutions, génocides, dictatures. En ce sens, elle suit la même ligne que les autres écrivains post-exotiques gravitant autour d’Antoine Volodine : Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer… Ces auteurs thématisent les mêmes idées, les mêmes angoisses (ennemi invisible, dépersonnalisation et déshumanisation, combat perdu, monde déchiré, enfermement réel ou mental, etc.). Qui est Maria Soudaïeva ? Elle serait née à Vladivostok en 1954. Grande voyageuse (Chine, Corée, Vietnam), elle aurait souffert de graves troubles psychiatriques, ce qui aurait aggravé sa fascination pour « un monde totalitaire fantasmatique » (p.9). Antoine Volodine l’aurait rencontrée entre 1991 et 1994, alors qu’elle « était en train de monter un réseau d’entraide pour les filles de Khabarovsk ou de Vladivostok qui souhaitaient échapper à leurs souteneurs et à la mafia » (p.13). Après son suicide en 2003, son frère, Ivan Soudaïev aurait envoyé à Volodine le manuscrit de Slogans, afin d’en assurer la publication.

Seul hic à cette histoire : il est fort possible que Maria Soudaïeva n’existe pas.

En effet, Antoine Volodine est connu pour jouer avec ses hétéronymes. « [Écrivant] en français une littérature étrangère »[2], il est adepte de la métalepse narrative – autrement dit, la transgression des frontières entre les niveaux de fiction. Porte-parole des écrivains post-exotiques, il est en réalité le seul être de chair et d’os connu représentant ce mouvement. Ainsi, Lutz Bassman, qui a fait paraître en 2008 un recueil intitulé Haïkus de prison[3], est d’abord apparu comme personnage en 1998 dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçons onze[4], véritable faux-manifeste du mouvement… Parler de Volodine et de ses hétéronymes, du post-exotisme et de son approche inclassifiable de la littérature, demanderait bien plus qu’une critique. Je me contenterai donc de vous encourager à pousser la porte d’un univers fictionnel perturbant, improbable, incompréhensible mais redoutablement séducteur. Pourquoi ne pas commencer par les Slogans de Maria Soudaïeva ? Lecteurs frileux, abstenez-vous !

Magali Bossi

Référence :

Maria Soudaïeva, Slogans, Paris, Éditions de l’Olivier, 2004.

Pour aller plus loin sur Volodine et le post-exotisme :

Antoine Volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Gallimard, 1998.

Lionel Ruffel, Volodine post-exotique, C. Defaut, 2007.

Photo : ©Magali Bossi

[1] « Nitchevo » signifie « rien » en russe.

[2] Voir son article « Écrire en français une littérature étrangère » dans la revue Chaoïd, n°6, automne-hiver 2002 (https://editions-verdier.fr/2014/06/04/revue-chaoid-n-6-automne-hiver-2002-par-antoine-volodine/).

[3] Lutz Bassmann, Haïkus de prison, Paris, Verdier, 2008.

[4] Antoine Volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Gallimard, 1998.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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