Les réverbères : arts vivants

L’âme à poil

Frustrée !, dans une mise en scène de Latifa Djerbi, est à voir au Théâtre Pitoëff jusqu’au 29 décembre. Où quand la jolie et sa copine se mettent l’âme à nu.

« Le désir est manque » dit Platon. À cela, il est possible d’ajouter, selon Spinoza, que le désir est aussi puissance : puissance de jouir et puissance d’agir. Ces deux réflexions philosophiques, placées sur les plateaux de la balance de la réalité d’aujourd’hui, montrent le difficile équilibre entre la satisfaction et la frustration et poussent à quelques interrogations : comment vivre dans une société qui crée de faux besoins et de vrai.e.s frustré.e.s ? C’est à cette question que se propose de répondre la Cie Les Faiseurs de Rêves.

Le spectacle débute sous la forme d’une thérapie de groupe. Chacun des spectateurs, dont le prénom est marqué sur la poitrine, est placé en cercle sur l’entier de la scène du théâtre Pitoëff, puis amené à participer en témoignant de ses frustrations. L’argent et l’amour arrivent, sans surprise ce soir-là, en tête des frustrations démocratiques, bien avant le bonheur. Public et acteurs étant sous la même lumière, comédiens noyés dans les spectateurs, il est difficile de comprendre rapidement la convention théâtrale retenue et de savoir qu’elle est la part du spectacle allouée au public. En réponse aux questions et remarques d’une coach chic et choc nommée Angela (Emilie Blaser), faut-il livrer de vrais et profonds témoignages ou de simples réponses plus ou moins monosyllabiques ?

Une comédienne sort du bois sous la forme d’un personnage classique : Loubna (Latifa Djerbi), conne et cloche. Nous sommes dans l’archétype de la paumée frustrée, mal peignée, mal fringuée, très diplômée, évidemment étrangère et pas du tout « baisée ». C’est la chanson de Bénabar « Je suis de celles » mais sans poésie et sans l’amour. À Loubna est opposé un nouvel archétype dans la panoplie des personnages : Saphir (Lamia Dorner), une femme dont toute la féminité et ses symboles sont noyés sous des vêtements noirs et informes et qui affirme être écrivain. Une intello « casse bonbon » qui prêche le don d’orgasme en prônant l’usage d’hommes, de femmes ou de sex-toys, c’est selon. Antagonistes, puisque tout au théâtre est conflit, ces deux personnages devraient s’empoigner comme des poissonnières pour la plus grande joie du public. Un affrontement générateur d’opinions et de lieux communs, à partir desquels les spectateurs pourraient se forger une conviction. Or, les choses furent timides, à l’image d’une scène où le ridicule de Loubna aurait pu offrir plus d’intensité dérangeante. Et c’est bien dommage.

Enfin, le centre scène explose. Sous une douche de lumière, Loubna s’expose et met son âme à poil. C’est puissant, violent, perturbant, iconoclaste : Miss T-Shirt mouillé version « gros nichons ». La rage, la tristesse, les frustrations explosent en un geyser crachant des vapeurs d’amertume qui retombent sur la scène en flaques de désespoir. C’est terriblement triste et au-delà des frustrations, on comprend que la honte de soi n’est pas un sentiment qui se dilue dans le temps.

Puis, la jolie Angela met son âme à poil, elle aussi. C’est moins spectaculaire, mais tout aussi intense de la voir déchirer avec force, à pleines mains l’épaisse croyance qui affirme qu’il est si facile d’être jolie. La belle et la brute, ces deux grands cris sont mis face à face, dos à dos dans un très beaux jeu de scènes, une défrustration collective qui nous mène à comprendre qu’il n’y a pas de recette miracle, ce dont peu de spectateurs sont dupes tout de même. Une interprétation dense et forte. Deux magnifiques scènes bouleversantes, qui prennent aux tripes tandis que le troisième personnage reste en retrait sur sa chaise, peut-être frustré de ne pas pouvoir crier à son tour sa frustration par manque de courage.

La fameuse question « que fait le public sur scène » trouve sa réponse dans un climax qui prend forme grâce à un magnifique et surprenant lever de rideau – totalement inhabituelle, puisque vu côté scène. Loubna se retrouve sous les feux de la rampe : une petite femme à chapeau vêtue de noire, seule sous la lumière telle Edith Piaf, qui affronte la réalité en affichant sa volonté de liberté : je suis une mouette ! face à une salle vide qui nous indique que le réel ne manque jamais. Ainsi, le bonheur de désirer vaut mieux que le désir du bonheur, car cette dernière formule « je suis une mouette » n’est qu’espérance et source de frustration.

Intense et beau moment qui termine un spectacle dont les vérités, nuances et lieux communs auraient mérités d’être servis par un véritable trio, en lieu et place d’un duo accompagné, afin que les conflits, ainsi amplifiés, augmentent la puissance de jouir des spectateurs et la puissance d’agir du spectacle.

Jacques Sallin

 

Infos pratiques :

Frustrée !, de Latifa Djerbi, du 5 au 29 décembre, au Théâtre Pitoëff à Genève

Mise en scène : Latifa Djerbi

Avec Emilie Blaser, Latifa Djerbi, Lamia Dorner

 Photo : © Magali Dougados

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

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