Les réverbères : arts vivants

N’oublions pas les plus âgés

Ça va gentiment même si mes matins sont flous. C’est le titre énigmatique du spectacle qui était joué jusqu’au 4 octobre au Théâtre Le douze dix-huit, dans lequel Valérie Tacheron incarne une quasi-centenaire et se questionne sur l’évolution du monde qui nous entoure.

Accompagnée de Vanessa Beck-Hurst et ses standards de variété français, Valérie Tacheron déballe les souvenirs de cette vieille dame, dans un monologue touchant et plein de réflexion. Dans son appartement, elle s’adresse à sa petite-fille, lui racontant les Guerres mondiales, son mariage, sa relation avec son mari et leurs enfants, son métier de couturière, son quotidien et ses petites habitudes, comment elle a vu le monde changer en près d’un siècle… Non sans humour, avec des propos agrémentés de petites remarques piquantes !

Un spectacle musical

Alors que les grandes thématiques qui nous touchent tous – amour, famille, souvenirs… – sont développées dans ce monologue écrit par la comédienne, c’est d’abord la musique qui nous marque. Tantôt jouée en direct et à l’accordéon ou au ukulélé par sa comparse, tantôt diffusée à l’aide d’un tourne-disque ou via un enregistrement, elle résonne et apporte une profondeur nouvelle au discours de cette dame. Des grands standards de la chanson française, le morceau le plus marquant est sans doute Le temps qui reste de Serge Reggiani, qui résume parfaitement l’état de cette femme qui s’adresse à sa petite-fille et à nous. Il y raconte ce qu’il veut faire du temps qui lui reste : « Je veux rire, courir, pleurer, parler, et voir, et croire, et boire, danser… », évoquant les personnes qu’il n’aura peut-être plus le temps de voir, avant d’évoquer son amour immortel : « Je t’aimerai encore. Je ne sais pas où, je ne sais pas comment… Mais je t’aimerai encore… D’accord ? »

Et c’est bien ce que vit cette vieille dame, qui évoque avec une certaine nostalgie les souvenirs de son défunt mari, ses petites habitudes qu’elle aimait ou qui l’énervaient. Elle se remémore aussi ses envies de devenir infirmière, un métier dans lequel elle aurait pu exceller. Oui mais… ses parents ne l’ont pas laissée faire, car il y avait ses frères aussi. Ce court souvenir en dit long sur la façon dont on voyait le monde il y a de cela à peine quelques dizaines d’années : les jeunes filles ne pouvaient pas décider de leur avenir, du moins pas totalement. Les garçons passaient avant. Cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas eu une vie heureuse, mais en tout cas différente de celle qu’elle aurait pu avoir en naissant un peu plus tard. On ne dit pas que la situation est idéale aujourd’hui, mais les choses ont déjà évolué et on espère bien que la roue continuera à tourner dans le bon sens.

Un autre monde qu’il nous faut comprendre

Cet état de fait nous en explique un autre : on peut parfois être surpris par les réactions et propos des plus âgés, à l’image de ce qu’elle dit d’un de ses voisins : « Il est noir, mais il est gentil, il dit toujours bonjour ! » Comment ne pas être choqué aujourd’hui par de tels propos ? Pourtant, en l’entendant, on ne l’est pas : il faut plutôt comprendre que les plus âgés ont vécu à une époque différente de la nôtre, où les questions de racisme et de sexisme n’étaient pas aussi présentes qu’aujourd’hui. Une époque où certains propos qui n’ont plus lieu d’être aujourd’hui étaient monnaie courante. Une époque aussi où les connaissances et les relations humaines n’étaient pas les mêmes. On doit évidemment faire attention à ce genre de discours et ne pas le laisser passer, mais ce n’est pas le propos de ce spectacle, qui se contente de l’évoquer subtilement.

Non, l’essentiel est ailleurs. C’est plutôt l’observation du monde qui l’entoure par cette femme qui a tout vécu : les deux Guerres, les crises économiques, le décès de son mari et tant d’autres choses… Dans ce moment particulièrement marquant, c’est un dessin d’enfant qui s’anime et qui est projeté sur le tableau tenu par Vanessa Beck-Hurst. Une très belle façon d’évoquer des souvenirs de jeunesse, des moments heureux qu’elle garde précieusement dans sa mémoire. Et puis, le décor change : la table de la cuisine disparaît, le tourne-disque n’est plus qu’un meuble sur lequel trône un pot de fleur. La dame a quitté son appartement pour vivre au Foyer du Vallon, réservé aux personnes aveugles et malvoyantes. Mais elle ne s’y sent pas vraiment à sa place, elle qui, contrairement aux autres pensionnaires, a encore toute sa tête. « Ça va gentiment, nous dit-elle, même si mes matins sont flous », avant de conclure en espérant que ça ira gentiment pour sa petite-fille.

Un grand moment de tendresse et de nostalgie, durant lequel on rit pourtant souvent, en se remémorant ses propres souvenirs avec ses grands-parents. Des souvenirs précieux, qu’il nous faudra toujours garder en tête. Pour ne surtout pas oublier les plus âgés.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Ça va gentiment, même si mes matins sont flous de Véronique Tacheron, du 30 septembre au 4 octobre 2020 au Théâtre Le douze dix-huit

Mise en scène : Jérôme Sire

Avec Valérie Tacheron (jeu) et Vanessa Beck-Hurst (musique et jeu)

https://ledouzedixhuit.ch/spectacle/ca-va-gentiment-meme-si-mes-matins-sont-flous/

Photo : © Carole Parodi

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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