Le banc : cinéma

Un poème d’amour ?

Xiaozhen Wang met en scène, dans Love Poem, un couple au bord de la rupture, et interroge non sans ambiguïté les frontières intimes et cinématographiques d’une relation amoureuse.

Le film démarre sur un premier long plan séquence. Un couple et leur jeune enfant montent à bord d’une voiture. La tension est rapidement palpable. Plan fixe sur l’arrière du véhicule, l’enfant sur les genoux de sa mère. On dirait que la caméra veut nous forcer à décrypter les gestes de cette femme, nerveuse, répondant de manière systématique aux besoins de son enfant, mais concentrée à se quereller avec son mari au volant. On comprend qu’il se joue beaucoup de rancœur dans ce couple, et derrière les reproches qu’ils se jettent louvoie une insidieuse présence : celle d’une relation extraconjugale, ou du moins d’une ancienne relation amoureuse non terminée.

Les scènes suivantes ne feront que confirmer un malaise venimeux grandissant. La caméra, insistante et inflexible, éprouve notre endurance face à des images qu’on ne saurait qualifier de fictionnelles ou documentaires. Les rapports de force évoluent et s’inter-changent ; qui est manipulé, qui manipule ? Les images sont très désagréables à voir, non pas parce qu’elles sont déchirantes, mais parce qu’elles sont perverses. Les personnages se maltraitent verbalement et physiquement. Une première couche de fiction tombe au milieu du film, lorsque la femme fond en larmes et se plaint de devoir faire appel à des émotions douloureuses pour jouer son personnage. Son mari la console et concède : « Je suis allé trop loin pour faire ce film. » On comprend petit à petit, au travers des dialogues, que le couple est probablement incarné à l’écran par le réalisateur en personne, Xiaozhen Wang, et sa propre femme, Zhou Qing. Mais à quels moments jouent-ils ? À quels moments ne jouent-ils plus ? Ce doute ne fera que grandir et dévoiler davantage de strates de complexité, par le procédé de plusieurs mises en abyme. Regards désemparés, regards caméra. Le quatrième mur est brisé.

Un film amène parfois ses acteurs à des points de fracture et d’émotion intenses. Mais dans Love Poem subsiste tout du long un doute quant au jeu d’acteur, qui dépasse la simple interrogation fiction / réel propre au documentaire. Le film met en effet en scène une femme dont on ne saura jamais véritablement si elle est la femme ou l’actrice de son réalisateur ; et en cela se crée une frontière pernicieuse qui pose question d’un point de vue humain. Dans quelles mesures peut-on accepter, au nom du cinéma, de douter de la réalité d’un harcèlement moral, et de la souffrance d’un individu ? Ces questions sont d’autant plus persistantes que Love Poem ne semble finalement pas dénoncer cela, mais davantage se présenter comme un film d’amour. Néanmoins, Zhou Qing n’est pas la coréalisatrice de ce film d’amour ; dans un dernier geste tortueux, le film lui est même dédicacé. Xiaozhen Wang nous offre ainsi l’amertume et l’inquiétude d’avoir été les complices d’une œuvre qui se galvanise de mettre en scène une certaine cruauté, et se sert de nos doutes pour rendre acceptable son propos.

Julie Mengelle

 Référence : Love poem de Xiaozhen Wang, Hong Kong, 2020.

Photo : Love poem de Xiaozhen Wang, Hong Kong, 2020

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