1027 mariages… et autant de bravos
Il est des spectacles rares, de ceux qui touchent droit au cœur : Se dire oui en fait assurément partie. À partir d’une idée simple, une officière d’état-civil qui attend des mariés en retard, l’auteur et metteur en scène Denis Maillefer nous entraîne au plus sensible de la carte du Tendre. Un voyage miraculeux dans la douceur de l’âme humaine.
Comment transformer une ixième soirée de théâtre en un moment inoubliable ? Il suffirait de « créer » des émotions qui nous débordent, n’est-ce pas ? Oui mais voilà, beaucoup ont essayé et peu y sont parvenus. Le directeur actuel du Théâtre du Jura, l’enjupé Denis Maillefer, peut se targuer de faire partie de ce cercle restreint et génial.
Sa dernière création prouve une nouvelle fois, si besoin est, combien il sait s’intéresser aux sujets sensibles de l’autre, de soi et des grands moments de l’existence. Après avoir abordé la question du sexe avec Maria, portrait d’une femme joyeuse puis celle de la mort avec Mourir, rêver, dormir peut-être, voilà qu’il nous plonge dans les affres délicieuses du mariage. Avec toujours cet attrait pour nous emmener dans les coulisses de ces fonctions officielles et a priori bien sérieuses.

« La cérémonie » commence alors que les lumières sont encore allumées dans la salle. Sur scène, une table et deux chaises dos au public. Au mur l’écusson de la commune. Rien de bien original. On comprend qu’on est dans la salle des mariages. D’ailleurs, une employée municipale arpente le plateau. Avec un brin d’impatience. En effet, les fiancé-es du jour sont en train de battre le record du retard. La comédienne Marie-Madeleine Pasquier va s’avérer parfaite du début à la fin pour camper ce personnage si attachant inspiré d’Evelyne Cottier, officière à l’état civil de Meyrin.
Invité à la noce, le public devient l’interlocuteur de l’officiante qui, pour tromper le temps, commence à raconter des anecdotes sur les 1027 (!) mariages qu’elle a célébrés. Et ce qui semble être une liste à la Prévert de confidences plus ou moins farfelues se sédimente bien vite en un propos quasi-philosophique sur la condition humaine. Tous ces souvenirs des unions célébrées, tous ces aveux, tous ces secrets…
Ainsi, au fur et à mesure que les projos intimisent imperceptiblement l’ambiance, se découvre alors un panel de thématiques existentielles dont la profondeur n’a d’égal que la légèreté avec lesquelles elles s’insèrent dans le spectacle. Ou comment dire des choses sérieuses sans se prendre au sérieux. Une réplique drôlissime l’affirme d’ailleurs : « Bourdieu, c’est un pique-nique à côté des histoires de vie des gens qui se marient… »

Et la magie opère. Ce qui semblait être prétexte à une comédie sympathique se transforme peu à peu en un diamant théâtral. Les magnifiques lumières de Zara Bowen se raffinent jusqu’à transformer le drapeau communal en vitrail d’église (ou est-ce une hallucination ?), les sons de Benjamin Vicq nous enveloppent dans une douceur lointaine et discrète, juste ce qu’il faut d’essentiel et la scénographie dévoile toute sa subtilité.
Quant à Marie-Madeleine Pasquier, elle est époustouflante d’humanité et de pudeur dans son rôle de gardienne du feu du mariage. Le texte sublime son interprétation avec cette image qui dit que chaque fiancé-e est une allumette qui ne demande qu’à s’enflammer. Et que l’officière d’état civil garde à chaque fois un peu du soufre pour elle car sinon… qui pense à elle ? Elle qui a été là 1027 fois pour faire vivre la demi-heure la plus importante de tous ces couples… Elle… Qui s’intéresse à elle, à sa vie, son mariage, ses peines de cœur ? Et à ses sous-vêtements illusion fauve d’Aubade ?
Gardienne du feu et des souvenirs. Elle n’a oublié personne. Elle peut réciter la litanie des couples comme une prière. Elle était là, rouage indispensable et toujours discret. Elle témoigne de tout ça, du temps des promesses, des ivresses, des espoirs. Elle digresse, livre ouvert, traversé par la vie des autres. Marie-Madeleine Pasquier est une passeuse. Elle raconte comment les jeunes générations réinventent les relations amoureuses, élargissent le champ des possibles, résolvent la quadrature du cercle entre progressisme et classicisme de l’engagement.
Plus le spectacle avance, plus on est saisi par la quintessence matrimoniale qu’il recèle. Tout semble dit, là, de la manière la plus simple, la plus essentielle et la plus belle qu’il soit. Alors, dans le carré de lumière final, lorsque la fumée lourde s’empare du plateau pour nous offrir un dernier coup de théâtre à l’esthétisme absolu, l’émotion nous submerge et c’est tant mieux. Les frissons et les larmes de bonheur disent mieux que mille mots cette absolue humanité saisie ici. Une grâce. On aurait presque envie de se (re)marier.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Se dire oui, de Denis Maillefer, du 5 au 6 septembre 2025, au Forum Meyrin, dans le cadre du Festival de la Bâtie.
Avec Marie-Madeleine Pasquier
Figurants : Zoé Cimatti & Gautier Fournier ; Nadine Cortinovis Gfeller & Grégoire Gfeller ; Guillaume Darles & Aysilu Yanturina Darles ; Adriana Hartley & Olivier Hartley ; Srinivasa Hemachandra & Vanaya Hemachandra ; Pakeerathan Pasupathipilly & Thamayanthy Pasupathipilly ; Amaury Reot & Claire-Marie Reot ; Aurelie Rossini & Marion Rossini ; Anubha Rustagi & Sunrit Rustagi
https://www.batie.ch/fr/programme/maillefer-denis
https://www.meyrinculture.ch/activites/se-dire-oui
Photos: @ Manon Voland & Charly Rappo

