Les réverbères : arts vivants

La mort, cette éternité vivante

Jusqu’au 21 octobre, la Comédie de Genève creuse un sujet méconnu : dans Mourir, dormir, rêver peut-être, Denis Maillefer et la Cie Théâtre en Flammes explorent les dessous des pompes funèbres. Une pièce sur la mort – mais pas seulement. Une pièce dans laquelle, avant tout, on se sent vivant.

Théâtre documentaire

Ce qui surprend d’abord, dans Mourir, dormir, rêver peut-être, c’est la démarche : une immersion en entreprise a donné naissance au texte. Et pas n’importe quelle entreprise : les Pompes Funèbres du Léman, à Vevey, où Denis Maillefer a effectué un stage à l’automne 2016. Il en a ramené des notes, des impressions, des rencontres, des expériences – et des personnages. Entre théâtre et documentaire, la pièce offre une fiction du réel, dans une représentation d’un sujet à la fois omniprésent, ordinaire et difficile à saisir : la mort. Denis Maillefer n’en fait cependant pas une allégorie. Il l’aborde d’une manière à la fois simple et humaine, douce et dure, tandis qu’il explore les paradoxes d’un sujet qui nous concerne tous. Ce sujet, on l’évite souvent. Dans la vie quotidienne de nos sociétés contemporaines, tout d’abord : ne pas (ou peu) en parler, ne pas (ou peu) y penser, se laisser emporter par le flot trépidant et continu de la vie qui s’écoule avec frénésie… jusqu’au tomber de rideau final. Si on va peut-être parfois au cimetière, si on a déjà assisté à un enterrement ou dit adieu à un proche, réfléchit-on vraiment à la mort ? À notre propre mort ? Aux aspects à la fois techniques et spirituels qu’elle revêtira ?

La mort, on l’a aussi évitée au théâtre, où elle a été pendant longtemps persona non grata, uniquement relatée grâce à des discours rapportés. C’est justement ce point qui m’a marquée, face à Mourir, dormir, rêver peut-être. Dans sa démarche, son écriture, sa mise en scène, Denis Maillefer met littéralement sur scène ce qui se passe normalement en coulisses (tant au théâtre que dans la vie). La mort prend alors sur les planches une nouvelle dimension, dans une pièce qui met en lumière un métier trop méconnu – mais pourtant nécessaire : celui de croquemort.

Chez le croquemort

Les croquemorts chez Denis Maillefer, il y en a quatre. Deux hommes, deux femmes. D’âges différents, d’horizons différents. On les rencontre dans leur environnement de travail. Pour l’occasion, la grande scène de la Comédie de Genève a été transformée en pompes funèbres. Posés sur des tables métalliques, deux corps. Des cadavres, donc. Et la réaction du public est évocatrice. Dès qu’on les a remarqués, le ton baisse, on chuchote, on murmure – jusqu’à se taire complètement. On n’ose pas vraiment les regarder en face. Pas parce que les femmes sont presque nues, mais plutôt parce qu’on ne sait pas quoi faire avec cette information. Parce que bon, ces corps, ce sont des vrais ou pas[1] ?

Avec tendresse, avec patience, Denis Maillefer construit sa scène d’ouverture : celle de l’habillage. Il y a quelque chose de calme, d’apaisé, de presque tendre dans cette façon de manipuler ces corps inertes, qu’on croirait presqu’endormis. Enfin, elles sont prêtes. Mourir, dormir, rêver peut-être déroule alors son histoire – ou plutôt, ses histoires. À tour de rôle, les quatre croquemorts vont évoquer différents aspects de leur travail. Les gestes techniques : comment retirer une bague sur des doigts qui ont gonflé, comment éviter les odeurs trop fortes, comment procéder à une levée de corps… Les souvenirs des familles rencontrées : cette femme dont le fils s’est suicidé, cet homme dont le chien pleurait la perte…

Mourir et vivre

Les voix se mêlent. Au récit de leur travail, aux explications patientes, aux petites touches qui érodent peu à peu les stéréotypes qu’on peut avoir sur leur profession, les croquemorts mêlent des récits personnels, des souvenirs.

Elle, elle va parler du choix minutieux qu’elle opère lorsqu’elle retire trois fleurs de la gerbe mortuaire, pour les déposer en éventail sur le cercueil. C’est beau, c’est simple, ça fait plaisir aux familles. Enfin, elle espère. Lui, il va parler de cette ville où il travaille, cette ville pour lui quadrillée comme une carte, où chaque rue, chaque maison, chaque immeuble correspondent à une levée de corps – et à une histoire d’amour. « Chaque adresse évoque inévitablement un corps. » Elle, elle va parler de ces souvenirs d’enfance lointains, quand ils allaient voir les morts dans l’église. Souvent, c’était des vieux. Mais une fois, c’était une fillette, noyée, à qui on avait mis une couronne de fleurs bleues autour de la tête.

Le fil se dévide sans réel ordre, par associations, par évocations. Comme un flot qui coule et coule encore. Et, au milieu de ce flot, quatre moments de grâce. Ce ne sont pas des souvenirs, ce sont des espoirs. C’est la litanie des ce qui va me manquer… ce qui va me manquer, après. Pour marquer ces instants, Denis Maillefer place ses croquemorts à tour de rôle face à une caméra. En gros plan, leur visage est projeté sur un écran blanc, en fond de scène. Juste leur visage, tandis qu’ils parlent. Ils sont nus face à nous, dans leur fragilité. Ce qui va leur manquer, c’est la poésie. C’est la fondue au Vacherin. Ce sont les peaux. Ce sont les abricotiers en fleurs. Ramuz n’est pas loin…

Ce sont peut-être ces moments de grâce qui donnent à Mourir, dormir, rêver peut-être son sens absolu, sensible, fragile, éphémère et éternel. Toutes ces choses auxquelles on ne réfléchit pas, toutes ces choses qui disparaîtront avec nous. Ces choses qui nous font nous sentir vivants et qui ne comptent que pour nous. L’odeur du figuier à la fin de l’été. Le tintement de la cuillère dans une tasse de thé. La lumière qui découpe les nuages de plomb, juste avant la neige. Mourir, dormir, rêver peut-être n’est pas une pièce sur la mort – du moins, pas dans le sens qu’on attend. Ce n’est pas une pièce sur la peur de mourir. C’est une pièce sur la peur de vivre, à la fois cette vie ici-bas et celle qui attend, là-bas. Une peur qui n’est pas effrayante, une peur qui n’est pas angoissante. Une peur qui est comme une minuscule palpitation, un petit battement d’émotion.

Si mourir signifie cela, cette douceur, cet apaisement qui passent dans les mains, les mots et les gestes des croquemorts de Denis Maillefer, alors tant mieux. Pour l’instant, vivons.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Mourir, dormir, rêver peut-être à la Comédie de Genève, du 09 au 21 octobre 2018.

Texte et mise en scène : Denis Maillefer

Avec Lola Giouse, Marie-Madeleine Pasquier, Cédric Leproust, Michael Frei, Roland Vouilloz et Tilo Krüber

Photos : © Magali Dougados

[1] Je vous laisserai ici le découvrir par vous-mêmes…

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

Une réflexion sur “La mort, cette éternité vivante

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