À la Parfumerie jaillit À la ligne, ce poème prolétaire.
La compagnie 100% Acrylique, avec une mise en scène signée Evelyne Castellino épaulée par les comédien.nes et Eliot Sidler, pénètre dans l’univers ouvrier de Joseph Pontus avec physicalité et générosité. À voir absolument du 29 novembre au 18 décembre au Théâtre de la Parfumerie.
Feuillets d’usine
À la ligne, c’est l’adaptation du roman de Joseph Pontus.
À la ligne, c’est six comédien.nes qui se mettent au service de ce microcosme qu’est le milieu agroalimentaire, prenant à six voix un « je » devenu collectif.
À la ligne, c’est l’histoire d’un ancien éducateur social devenu ouvrier d’usine, qui trouvera dans cette nouvelle vie à Lorient, de la fatigue, de l’épuisement, mais surtout, sa joie profonde.
C’est une ouverture de spectacle visuelle, épatante, symbolique.
C’est une odyssée sur fond de voix enregistrées qui alterne entre le rythme frénétique des tapis roulants et la pluralité des propositions scéniques.
C’est poétique, c’est politique, c’est esthétique et ça déborde d’énergie !
Un dispositif au service du propos
Evelyne Castellino opte pour un traitement visuel et physique du travail laborieux à la chaîne en plaçant les interprètes sur des tapis de course.
C’est que ce choix-là n’a pas que pour effet de proposer une lecture forte, et bien évidemment une critique, mais aussi, et ce dès le début du spectacle, de placer la présence des machines, de ces tapis roulants sur lesquels, lorsqu’ils sont vides mais continuant à tourner, il est possible d’y projeter toutes les éventuelles carcasses, chimères, et autres morts qui y passent.
Ce parti pris, c’est proposer un point de vue, c’est se positionner et ce, avec une concordance entre le fond et la forme, et… lorsque l’idée transcende l’idée pour devenir propos, alors je crois que quelque chose est gagné.
Avec cette proposition, la mise en scène nous place d’emblée dans une position d’observation particulière.
En effet, s’agissant d’un traitement, le.a spectateur-ice est ici en décalage avec la réalité et, il est dès lors possible de se permettre un tas de libertés.
Un récit parlé, écouté, regardé
La construction de ce spectacle propose une lecture enregistrée du roman entrecoupée par une reprise directe du récit au plateau, accompagné de projection vidéo en arrière scène.
Les spectateur-ice.s deviennent alors observant-e.s multiples. Iels font des allers-retours permanents entre une temporalité narrative auditive et une temporalité directe.
L’on passe d’un lieu à l’autre à l’aide du récit enregistré et le plateau est toujours le lieu de l’usine. Décors d’un blanc immaculé, casiers sur les côtés, tapis roulant et table médicale, c’est austère, minimal et c’est fort.
C’est que ce n’est de loin pas la seule proposition dramaturgique !
En effet À la ligne est d’une richesse de transpositions.
Transpositions chorégraphiques pour mettre en lumière ce que les mots ne peuvent faire, amenées avec subtilité et finesse.
Transpositions vocales en chansons pour révéler la joie qui existe malgré tout, qui nous donnent envie d’en entendre encore plus.
Transpositions vidéo pour montrer une réalité, parfois historique, parfois abstraite, de ce milieu agroalimentaire, qui, peut-être, aurait gagné en force à être un peu plus contemporaine ?
En effet, ce roman représentant la condition ouvrière d’aujourd’hui, j’ai vu, dans la composition de la vidéo et le montage, une esthétique qui ne correspondait pas.
Force du collectif
Et si ce spectacle est aussi puissant, c’est selon moi parce que l’équipe sur le plateau démontre une force collective magnifique.
En effet, non seulement les interprètes sont à multiples facettes ; chanteur-euse.s, danseur-euse.s, musicien-ne.s, comédien-ne.s, mais iels forment un ensemble, un chœur dont l’intensité parvient jusqu’au public.
Si aujourd’hui le mot « ouvrier » devient « opérateur de production », ce n’est que l’étiquette que l’on change, les conditions, elles, demeurent indigestes…
Alors que ces chants et ses danses continuent à faire vivre les gestes de ces gens-là, si ce n’est pour la révolution, et ce n’est pas rien : pour la nécessité d’exister.
Eva Carla Francesca Gattobigio
Infos pratiques :
À la ligne, d’après le livre de Joseph Pontus, du 29 novembre au 18 décembre 2022 au Théâtre de La Parfumerie.
Mise en scène : Evelyne Castellino
Avec Bastien Blanchard, Florestan Blanchon, Antoine Courvoisier, Maud Faucherre, Verena Lopes et Matthieu Wenger
Photos : Pierre-André Fragnière
Chère Madame,
Merci pour votre enthousiasme, votre partage et vos lignes que j’ai lues avec beaucoup d’intérêt.
Je travaille comme scénographe vidéo, réalisateur et producteur dans le monde de l’image depuis bientôt 30 ans.
En général, je ne réagis pas à la critique. Je me permets d’y répondre lorsque des questions se posent et que les informations données pourraient être interprétées de manière erronée. Je réagis donc sur quelques propos :
« En effet, ce roman représentant la condition ouvrière d’aujourd’hui, j’ai vu, dans la composition de la vidéo et le montage, une esthétique qui ne correspondait pas. »
Sur les 47 vidéo diffusées, un seul « clip » date de 1949. Toutes les autres sources sont récentes.
J’ai trouvé étrange que vous regrettiez une esthétique contenant peu de correspondances avec le monde ouvrier actuel. Cela sans repérer que les séquences les plus fortes (« la vache » et « l’usine de viande ») sortent tout droit du contemporain. Leurs montages ont été savamment étudiés pour jouer les « contre-points ». Tantôt frénétique et répétitif avec des coupes sèches pour souligner le rythme inhumain des cadences en usine, tantôt en plan séquence brut pour vivre cette distorsion du temps que nous connaissons si bien lorsque tout s’arrête et que l’horreur s’installe…
Ou encore :
« Transpositions vidéo pour montrer une réalité, parfois historique, parfois abstraite, de ce milieu agroalimentaire, qui, peut-être, aurait gagné en force à être un peu plus contemporaine ? »
J’essaie de comprendre l’effet de distanciation produit par des plans pourtant issus de contextes agroalimentaires récents.
C’est peut-être le choix d’une représentation monochrome qui trouble et risque de faire passer pour vieille une image d’actualité ?
C’est peut-être le choix de donner la priorité au jeu et à la danse, sans les parasiter de présences visuelles accaparantes, dévastatrices qui casseraient l’équilibre délicat que nous essayons de créer entre l’image et le vivant du plateau ?
C’est peut-être simplement que de voir ces images comme un miroir-témoin de ce qui se passe encore aujourd’hui dans les abattoirs, reste une réalité trop dure et difficile à encaisser ?
Peut-être un monde terrible que l’inconscient met au passé,
Qui sait ? …
Car finalement, se donner la liberté d’imaginer « qu’aujourd’hui, on ne fait plus comme avant » reste une façon bien humaine de se protéger !
Merci encore de venir au théâtre, de prendre le temps d’écrire et de remettre en question.
Ces retours nous aident à transposer de mieux en mieux.
Cordialement,
Francesco Cesalli,
Scénographe-vidéo
Cher Francesco,
Tout d’abord je trouve cela magnifique et riche que de pouvoir échanger, partager autour de questions artistiques, qui, je le dis d’emblée, sont pour moi un champ somptueux de subjectivité.
Je tente, parfois maladroitement, parfois totalement naïvement et peut être de façon ratée, de laisser l’ouverture, de questionner plutôt que d’acter, et si j’acte, j’essaye de faire comprendre qu’il ne s’agit que de moi.
J’écris ces lignes donc, avec cette précision là en arrière fond, simplement pour dire que le désaccord n’est pas vérité, et encore moins absolu.
Je n’ai malheureusement pas su lire la corrélation entre le rythme de montage proposé et celui de l’horreur d’avant la mort.
En effet, ce que j’ai relevé dans « la critique » était peut être que la réception première du geste artistique vidéo, qui manquait sans doute d’une analyse plus profonde.
Je me permets de souligner que j’ai parlé de « composition » et de « montage », non de contenu.
En effet, le contenu m’a paru intéressant, fort et choquant par moment, et j’aurais du le dire !
Cependant, je garde la question ouverte car il ne s’agit pas que du choix du monochrome qui, peut être, renvoie lui aussi à un esthétique moins contemporaine, mais bel et bien à l’esthétique en elle-même proposée.
Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
Une bribe de réponse est peut être : ce que l’objet artistique en lui même (en l’occurrence la vidéo), dans sa globalité ne renvoie pas dans sa beauté, car il y a une beauté (ex:choix des images projetées/ la femme qui se coiffe),ni dans sa dynamique (rythme du montage, durée des vidéos) ni dans ses transitions( ex: balayage), à un objet avec les caractéristiques du « contemporain ».
Nous pourrions débattre des heures: mais qu’est-ce que le contemporain ? Qui en défini les règles et les contours ? Et la beauté, c’est qui c’est quoi ? …
Et que ce serait passionnant !
Selon moi la question s’écrit encore :
Peut être que cet objet artistique aurait gagné en force à avoir une esthétique, donc source de renvoie d’une dynamique, d’une composition d’image, de transitions- et non de contenu-contemporaine ?
Je n’ai pas la réponse, je la pose, et je trouve cela positif.
Merci à vous de créer, de donner, et par dessus tout d’avoir la générosité de débattre, c’est beau !
Bien à vous
Eva Carla Francesca Gattobigio