Les réverbères : arts vivants

Alain Platel ou la symbiose du corps et de la voix

Out of Context – for Pina s’est joué à la Comédie de Genève du 21 au 23 novembre dernier dans une salle comble, le souffle suspendu. Une performance protéiforme et décalée alliant danse, chant et musique.

Le fait est que l’on est de suite plongé·e dans un univers où ça ne se passe pas tout à fait comme on s’y attend, à commencer par les danseur·se·s sortant des gradins pour monter sur scène en tenue de ville et s’y déshabiller jusqu’aux sous-vêtements dans lesquels iels performeront.

À peine sont-ils en « tenue de scène » dans une presque nudité, vulnérables, fragiles, qu’iels tentent des approches les un·e·s vers les autres, s’observent, se frôlent, se sentent, se reniflent, comme un troupeau de bêtes cherchant à comprendre le langage des phéromones. Des barrissements (d’éléphants ?) accompagnent la scène, allusion au monde sauvage ou peut être à la sauvagerie des Hommes !

Le spectacle se déroule en plusieurs tableaux qui se succèdent sur un fil dansé, avec la musique toujours présente, comme un continuo qui servirait de guide à une partition improvisée.

Glissant d’un monde à l’autre, les danseur.se·s s’emparent des micros tour à tour pour y chanter ou ânonner un tube, sans l’intention d’une quelconque musicalité. Habitué·e·s que nous sommes aux productions de téléréalités, où chaque candidat·e amène ce qu’il a de plus beau à produire vocalement, nous voilà témoins d’une non-prestation.  Ici, l’enjeu est de manifester un besoin irrépressible de manifester maladroitement les bribes d’une émotion, d’un souvenir, de quelque chose de profondément ancré et débité presque comme une litanie.

Un éclairage sans concession esthétique donne aux corps dansant une angularité, où les muscles saillants à l’effort révèlent leur travail éprouvant. Le regard ne peut se détacher de ces bras, ces jambes qui vivent sans réserve et racontent à leur manière. Le corps est déchiré, quasi christique par instants. La beauté change de paradigme.

La richesse de la pièce d’Alain Platel, ce sont aussi les références visuelles de notre passé et présent  commun : gestes convenus, poses sculpturales réveillant l’inconscient culturel collectif – ici Davi, là Vénus – et puis la folie, celle qui nous habite tou·te·s, contenue par l’équilibre précaire de névroses conjuguées, fil fragile sur lequel les danseur·se·s évoluent jusqu’à exprimer cette démence avec un maniérisme décalé, provoquant une gêne qui fait rapidement place au rire. Un rire soupape qui permet d’accueillir ce moment inconfortable.

Si la performance semble parfois décousue, c’est pourtant du cousu main. Chaque mouvement, chaque son ont leur place dans un ensemble construit où l’engagement corporel des danseur·se·s est athlétique et témoigne d’un travail sans relâche.

L’aura de Pina Bausch plane sur la chorégraphie d’Alain Platel mais ce sont bien les thèmes chers à ce dernier qui traversent l’ensemble de la pièce. Alain Platel a travaillé comme orthopédagogue auprès d’enfants handicapés et s’intéresse particulièrement aux troubles psychologiques dans ses créations. Il a travaillé avec ses danseur·se·s à trouver en elles et eux la part universelle de ces pathologies psychiatriques, avec respect, en n’apportant aucune considération condescendante ou de jugement envers les personnes malades.

Et puis il y a toujours ce corps qui semble avoir sa vie propre. Une vie qui lui appartient et qui le propulse dans une suite de mouvements, hors de contrôle, aléatoires, parfois forcenés. Pulsion entre animalité et humanité menant vers une conclusion qui semble boucler la boucle, où les danseur·se·s adoptent des mouvements et des attitudes simiesques, reprenant l’idée de la scène initiale.

En 2003, Alain Platel s’est temporairement retiré de la création scénique pour se consacrer à un cours de langue des signes, une langue qui selon lui « ne permet pas de mentir, dont les pratiquants sont tellement entraînés quils voient derrière votre façade ».

En 2006, il retrouve sa compagnie et crée de nouveaux spectacles dont Out of context – for Pina en 2009 peu après le décès de cette dernière, dont le souvenir ne le quitte pas.

« Je trouve que la danse est aussi une parole, et jai limpression que le corps commence à parler au moment où on na plus les mots pour sexprimer. En fait, le corps parle toujours, et quand on se regarde, le non-dit est toujours visible. Pour moi, la danse na jamais été purement esthétique, il faut que ce soit une recherche, qu’elle exprime quelque chose qui parle du non-dit, mais aussi qu’elle évoque les grandes émotions et les grandes questions. Ce métier cest ma raison d’être, pour me comprendre et nous comprendre. » Alain Platel

Katia Baltera

Infos pratiques  :

Out of Context – for Pina, conçu par Alain Platel, du 21 au 23 novembres 2023 à la Comédie de Genève.

Conception et mise en scène : Alain Platel

Avec Elie Tass, Emile Josse ou Quan Bui Ngoc, Hyo Seung Ye, Kaori Ito, Mathieu Desseigne Ravel, Mélanie Lomoff, Romeu Runa, Rosalba Torres Guerrero, Ross McCormack

https://www.comedie.ch/fr/out-of-context

Photos : © Chris Van der Burght

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