La justice restauratrice pour changer de point de vue
Depuis 2014, existe en France le procédé de justice restauratrice. Proposant des rencontres entre des détenus et des victimes d’agressions, préparées et encadrées, elles visent l’échange et la compréhension mutuelle. Je verrai toujours vos visages, réalisé par Jeanne Henry, tente d’en montrer toute la complexité.
Les situations présentées dans Je verrai toujours vos visages sont totalement fictives. On imagine aisément les problèmes que cela aurait pu causer dans le cas contraire, avec des affaires toujours en cours… Tout commence avec Judith (Elodie Bouchez), Fanny (Suliane Brahim) et Michel (Jean-Pierre Daroussin), qui mènent le processus de justice restaurative. On assiste à leur formation, puis à leurs premières rencontres avec les agresseurs (uniquement des hommes, d’où la confusion d’Yvette lorsqu’elle rencontre Grégoire) et les victimes, jusqu’aux séances collectives. Durant ces séances, on apprend à connaître Nassim (Dali Benssalah), Issa (Birane Ba) et Thomas (Fred Testot), trois condamnés pour des braquages et autres agressions. En face d’eux, Nawelle (Leila Bekhti), Yvette (Anne Benoît) et Grégoire (Gilles Lellouche), trois victimes qui ne se sont jamais remises de ce qu’elles ont vécu : Nawelle a peur tous les jours de recroiser le braqueur de la supérette dans laquelle elle travaillait et qu’il la reconnaisse et termine le travail ; Yvette n’ose plus sortir après avoir subi un vol à l’arraché et été traînée sur plusieurs mètres sur un trottoir par un scooter ; alors que Grégoire a tout perdu – son mariage, son emploi, son entreprise – avec la dépression qui a suivi son homejacking.
En parallèle, Chloé (Adèle Exarchopoulos) apprend que son frère, qui l’a violée de manière répétée durant son enfance et son adolescence, est de retour dans le quartier. Elle fait donc appel à Judith pour organiser une rencontre avec lui, afin de lui signifier qu’elle ne veut pas le croiser, et qu’il puisse répondre à certaines de ses questions restées sans réponse des années durant. Ce sont toutes ces rencontres et la préparation que l’on suit dans ce film où rien ne nous est épargné.
Un moment difficile
S’il est impossible de se mettre à la place des victimes, on ne peut qu’imaginer à quel point leur vie peut être compliquée, après un tel drame. Si elles ont accepté ces rencontres, c’est pour tenter de comprendre ce qui se déroule dans la tête de ces agresseurs pour qu’ils passent à l’acte. Mais ce qui frappe avant tout, c’est l’image que les victimes ont d’elles-mêmes : Yvette en vient même à culpabiliser de ne pas dire à son fils pourquoi elle ne vient plus le voir et pourquoi elle n’a jamais rencontré sa petite-fille. Elle se sent nulle d’avoir peur. Ainsi, les témoignages d’Yvette, Nawelle et Grégoire sont totalement bouleversants, sans faux-semblants. On ne peut d’ailleurs résister à citer un extrait de ce que dit Grégoire en racontant ce qui s’est passé au procès, alors que l’un des agresseurs nie avoir eu un couteau, que la fille de Grégoire a distinctement vu :
« Au procès, j’aurais pu les tuer de mes mains, sauf que j’avais les mains qui tremblaient, comme un pauvre type. Je m’en veux, je m’en voudrai toujours de pas les avoir entendus entrer chez moi […] Pourquoi je viens passer trois heures avec des types qui bousillent la vie des autres et qui assument rien. […] Au procès, c’était pareil : ‘’ Les armes étaient pas chargées, c’était un coup propre, c’est pas moi qui ai décidé…’’ Il y en a même un, il a dit qu’il était pas là, pendant tout le procès, alors qu’on a retrouvé son ADN chez moi. Il y en a pas un qui m’a regardé pendant le procès. Pas un. Pas un qui a eu un geste, un regard pour ma fille. Personne a dit pardon à ma fille. »
Pourtant, même si les propos sont parfois violents et que les victimes annoncent ne jamais pouvoir pardonner à leur agresseur, elles entament un véritable dialogue avec les condamnés, finissent par les écouter, les comprendre d’une certaine manière. Ensemble, ils lient de véritables liens, amicaux et sincères. Une attitude qui fait tout le paradoxe de cette histoire, et qui contraste avec celle de Chloé qui, elle, veut voir son agresseur, le regarder dans le blanc des yeux. La situation est bien sûr différente, car il s’agit de son frère. Mais elle veut comprendre, pour avancer, et lui dire qu’elle n’a plus de frère.
Un autre point de vue
Et alors qu’on entre facilement en empathie avec les victimes, on ne s’imagine jamais le point de vue des agresseurs. La justice restaurative rend cela possible. Sans excuser leur geste, on parvient à le comprendre autrement : ce qui les a conduits à le faire, leur vision du monde complètement différente de la nôtre. Issa, après avoir raconté que son père le frappait, dit ne jamais avoir été maltraité, comme si le comportement était normal. Cette violence, il l’a intériorisée, acceptée, et reproduite, d’une certaine manière. S’il accepte sa culpabilité, il ne se sent pas responsable. Les échanges, parfois animés, avec les autres l’amènent alors à changer sa vision des choses, et nous à la comprendre autrement.
Lors de la première rencontre de Fanny et Michel avec Nassim, on est d’abord choqué, lorsque ce dernier leur dit : « Moi je voulais leur dire, j’ai fait une connerie, je vais en prison, c’est normal. Et vous, bah voilà, c’est fini, prenez votre argent et allez, profitez. On dirait que vous êtes gelés, figés, faut avancer. Je comprends pourquoi les victimes elle disent qu’elles arrivent pas à s’en remettre. », mais on comprend petit à petit son point de vue. Pour lui, les victimes n’existent pas : lors d’un braquage, il est tellement dans l’adrénaline, à cause de la peur, qu’il ne se souvient pas du visage de celles et ceux à qui il s’en est pris. C’est d’ailleurs ce discours qui aidera Nawelle à avancer :
« Je voulais te remercier, parce que ce que m’a dit l’autre fois, c’est comme s’il y avait un poids de 50 kilos qui était tombé de mes épaules, d’un coup. Ca fait trois ans que je suis suivie par un psy, et là en trois heures, tu m’as débloquée. Ca me fait bizarre de te dire ça, mais c’est la vérité. »
On voit alors toutes les vertus de ces rencontres, le changement de point de vue, à la fois pour les agresseurs, comme pour les victimes. Nous, public, modifions également notre regard, en entrant en empathie avec tou·te·s les acteur·ice·s de ces discussions. On comprend alors mieux le point de vue Grégoire, qui n’aime pas la prison, estimant que ceux qui en sortent sont « encore plus déglingués » qu’à leur entrée. Alors bien sûr, on ne devient pas pour autant utopiste en se disant que c’est la solution à tout. Mais on se dit que l’accompagnement, l’échange, encadré, préparé et bien mené, peut faire avancer les choses, aider certains agresseurs à ne pas replonger, aider des victimes à s’en remettre… Les mots de Chloé, qui concluent le film, résonnent alors longtemps dans notre esprit :
« Judith, je t’écris pour te remercier et te dire que je vais bien. J’ai senti monter un chagrin et une colère immense pendant les mois qui ont précédé la rencontre. Une haine aussi. Et j’ai refermé ce dossier. Il fallait que j’arrête de faire l’amalgame entre lui et les autres. Entre lui et les hommes. J’ai croisé le loup, c’était mon frère, et je n’en suis pas morte. Et ça me prendra pas le reste de ma vie. À la fin, quand je me retournerai, je veux pouvoir dire que ça a existé, et que c’était effroyable, mais que c’était moins grave que la mort de mon père qui mourra un jour, ou le cancer d’un ami que je perdrai peut-être. Je suis heureuse d’avoir réussi à le haïr, car je commence à me sentir prête à aimer. »
Fabien Imhof
Référence :
Je verrai toujours vos visages, de Jeanne Henry, France, 2023.
Avec Elodie Bouchez, Suliane Brahim, Jean-Pierre Daroussin, Dali Benssalah, Birane Ba, Fred Testot, Leila Bekhti, Anne Benoît, Gilles Lellouche, Adèle Exarchopoulos, Denis Podalydès…
Photos : © AFP – Chi-Fou-Mi Productions