Les réverbères : arts vivants

Souris, Charlie

Le Théâtre de Carouge accueille jusqu’au 17 décembre Charlie, une adaptation théâtrale dynamique du célèbre roman de science-fiction de 1966 Des fleurs pour Algernon de Daniel Keyes. Ce grand spectacle figuratif nous entraîne dans le tourbillon d’une vie augmentée par la science et questionne les conditions d’accès au bonheur.

Est-ce que l’intelligence rend heureux ? C’est cette question qui est à la base du roman Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes. Son adaptation théâtrale nous montre en tout cas que Charlie, 37 ans et un QI à ras les pâquerettes, profitait mieux de son quotidien avant que les médecins de la psyché ne décident de le trépaner pour augmenter ses capacités. Dès lors, transformé en souris de laboratoire, il fera non seulement l’expérience de l’épistémologie et de la connaissance de l’art mais surtout celle de la compagnie des hommes méchants et jaloux.

Théâtre, danse, acrobatie, musique : l’acteur autodidacte Pascal Schopfer est très impressionnant dans le rôle-titre de ce grand spectacle choral créé en 2021 et mis en scène efficacement par Christian Denisart. Lisons ce que celui-ci nous confie de son comédien fétiche : « Pascal propose un jeu simple, instinctif, organique et émotionnel par lequel il arrive à donner à ses personnages une profondeur et une humanité́ bouleversante, tout en gardant beaucoup d’humour. Le rôle de Charlie est très exigeant, celui-ci devant suggérer toute une palette allant du gros retard mental à l’ultra-intelligence quasi clairvoyante. Cette courbe devant être représentée également physiquement et en chanson, c’est en toute confiance que j’ai confié́ ce rôle à Pascal. Et depuis trois ans que Charlie existe, je n’ai de cesse de le remercier pour son incroyable et sensible performance. Il est Charlie. »[1]

Charlie va donc « bénéficier » des progrès de la médecine. Passant de simplet à génie, il va se rendre compte que la compréhension du monde et du genre humain ne conduit pas vraiment à la sérénité. Après avoir subi les moqueries de ses congénères lorsqu’il peinait à les comprendre, il découvrira la cruauté de ceux-ci quand ils sont touchés dans leur orgueil. Mais alors, comment accéder au bonheur ? C’est bel et bien la question intemporelle proposée par ce Charlie Chaplin des temps modernes.

Le public suit ainsi le voyage cognitif et affectif de ce drôle de bonhomme qui, quelle que soit sa capacité de saisir la complexité du monde qui l’entoure ne s’en retrouve pas moins seul. L’histoire est triste sur le fond et joyeuse sur la forme. Elle prend même par moments des allures de comédie « à la Broadway » avec l’apport de trois brillantes musiciennes sur scène (contrebasse, violon, alto) complétement intégrées au reste de la troupe virevoltante.

L’évolution de Charlie nous est racontée à travers la répétition de scènes qui illustrent ses progrès et permet de montrer différentes facettes plus ou moins reluisantes des personnes qui l’entourent : collègues d’usine, médecins, relation amoureuse, … Le contexte historique qui étaye la mise en scène est celui des années soixante, âge d’or de l’autorité de la blouse blanche, des expériences emblématiques de psychologie clinique et sociale (Milgram, Zimbardo), des tests de QI, des tâches de Rorschach et du fantasme d’un être humain « augmenté ».

L’ingénieuse scénographie virevolte de scène en scène, les décors réversibles se transforment à vue d’œil dans des chorégraphies millimétrées au cordeau par dix comédien·ne·s tout à fait à leur affaire.  Le traitement de la lumière illustre l’élargissement progressif de l’esprit du héros. Cela commence sous une simple ampoule éclairant un espace minuscule pour illuminer peu à peu la caverne platonicienne de l’humanité. C’est une idée… brillante. Le tout sur une imagerie et des costumes d’époque très réussis.

L’esprit qui s’ouvre libère aussi les corps. La danse permet de symboliser cela. De pataud et embourbé dans son handicap, Charlie devient vif et léger. Pour souligner cette trajectoire, les artistes du spectacle sont toutes et tous de formidables danseur·se·s qui excellent dans cette progression des mouvements vers la fluidité et l’harmonie. On est bluffé par la facilité avec laquelle tout cela se déroule sous nos yeux, le professionnalisme du travail sur scène étant justement marqué par le fait que l’effort ne se voit pas.

Seuls Charlie et sa souris Algernon ont de la peine à entrer dans la danse. Décalés, inadaptés, utilisés pour le profit des autres, ces deux âmes entrent en résonance pour critiquer une société qui ne sait pas faire de place à la différence. Car le spectacle parle clairement, mais sans moraliser, des œillères d’un monde froid, compétitif, intolérant où les intérêts individuels n’ont de cesse de piétiner le bien commun.

Quand Charlie était bête, il était raillé. Maintenant qu’il est intelligent, il est craint et donc critiqué. Que faut-il en comprendre ? Que l’humain préfère se flatter en se comparant par le bas que de se risquer humble avec plus cultivé que soi ? Devant les multiples interprétations possibles, chaque spectateur·ice pourra trouver son compte ci-et-là. Malgré la débauche d’énergie, de moyens techniques et de prouesses artistiques, le revers de la médaille réside peut-être dans la prévisibilité un brin superficielle du propos. Là où Harvey nous amenait dans des abysses de poésie existentielle, Charlie nous divertit d’une fable qui ressemble à la boîte de chocolats de Forrest Gump.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Charlie, largement inspiré Des fleurs pour Algernon de Daniel Keyes, au Théâtre de Carouge du 21 novembre au 17 décembre 2023.

Mise en scène : Christian Denisart

Par la Compagnie Les voyages extraordinaires

Avec Thierry Baetchold, Giula Belet, Alexandre Bonstein, Camille Stoll, Laurence Crevoisier, Sébastien Gautier, Louise Knobil, Annick Rody, Pascal Schopfer, Matthieu Sesseli et Loredana von Allmen.

Photos : © Yann Becker

[1] Propos tirés du dossier de presse

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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