Les réverbères : arts vivants

Ce lapin ne ferait pas de mal à une mouche

Jusqu’au 19 juin 2022, le Théâtre de Carouge accueille une pièce de Mary Cole Chase, Harvey, un désopilant conte philosophique sur la sage folie, mis en scène par le brillant Laurent Pelly et consacrant une nouvelle fois l’immense Jacques Gamblin, qui a récemment reçu le Molière du meilleur acteur pour ce rôle.

C’est l’histoire d’un homme, Elwood P. Dowd, qui a comme ami imaginaire un lapin blanc de près de deux mètres avec qui il aime par-dessus tout aller boire des verres. Les autres (sa sœur, sa nièce, les bienpensants, les médecins…) le jugent fou et veulent le soigner. Or il se trouve que cet homme a une qualité de présence relationnelle incomparable. Il est dans une acceptation inconditionnelle de l’autre, quel que soit ce que cet autrui est en train de tramer à son égard. Sans anticipation, il prend la vie et les rencontres comme elles viennent, avec le plaisir de l’enfant qui sait s’émerveiller d’un rien. D’une sincérité et d’une gentillesse confondantes, il dit sa joie d’être là, juste là, ici et maintenant, essentiellement.

Ainsi, peu à peu, de dérangé du ciboulot, on en vient à admirer ce décalé du quotidien dont la bonté n’a d’égal que son intégrité et qui traverse avec sagesse et bonheur notre monde bourgeois, superficiel de paraître, d’agitation frénétique, de rapport de forces autoritaristes et de vaines richesses matérielles.

La pièce de Chase, écrite au début des années 1940, n’a pas pris une ride. Peut-être est-ce parce que l’humanité à la dérive qu’elle décrit n’a pas beaucoup changé depuis plus de 80 ans… Il y a toujours des « experts » médicaux plus fous que les fous, des conflits familiaux inextricables, des intérêts individuels qui prennent le pas sur le bien commun, des angoisses de solitude, des attentes d’amour… et quelques poètes qui donnent un supplément d’âme au temps qui passe.

Elwood P. Dowd est un de ceux-ci. Fabuleux funambule entre deux mondes, rêveur lunaire, interprété par l’énorme et fin Jacques Gamblin, il semble observer la petitesse des hommes bien calé sur les épaules de Harvey, son lapin imaginaire. Non pas qu’il ambitionne le surplomb, diantre non. Juste ce petit pas de côté qui change tout parce qu’il permet une autre présence au monde, une présence incarnée, poétique justement. Il ne s’agit pas de changer sa vie mais son rapport à la vie, la manière de la regarder, de la considérer et de la ressentir.

Le personnage de Gamblin nous donne accès au monde des esprits bienveillants – les pukas – à un univers shakespearien où la reine des fées de la forêt passe ses nuits d’été à songer au roi des elfes, dans lequel le Père Noël et ses lutins travaillent toute l’année d’arrache-pied pour être prêts le jour J, un espace où la fatigue de l’intelligence cède le pas au charme de la simplicité, un pays d’utopie merveilleuse proche d’Alice… bref, un horizon peut-être pas si inaccessible que cela pour autant qu’on lâche quelques-unes de nos défenses bien cartésiennes (le médecin du spectacle en fait l’expérience et cela lui semble salutaire…) En un mot comme en cent, finalement, ne serait-ce pas plutôt bon signe de voir Harvey.. ?

Ajoutons que si Gamblin est éblouissant c’est aussi grâce à tous les autres soleils qui l’illuminent. Chase nous propose en effet une galerie de personnages hauts en couleurs dans lesquels chacun·e pourra peut-être trouver un peu de soi… Commençons par Vita (Christine Brücher, décoiffante) la sœur d’Elwood. D’abord si coincée dans ses conventions patriciennes (très bon moment où elle se retouche la robe et soigne sa démarche avant d’aller répondre au téléphone comme si son interlocutrice pouvait la voir…), elle devient de plus en plus humaine après avoir été « secouée malgré elle » par la vie, ce qui lui permet d’écailler un peu le vernis du paraître… Ça vous parle ? Puis voyons sa fille, Clémentine (Agathe l’Huillier, remarquable pimbêche égotique), jeune adulte mal dégrossie, sur le seuil du « théâtre » des normes sociales et de la vitrine de l’excellence… Il ne faut surtout pas qu’elle manque son entrée… et son futur mariage… Vous voyez ?

Continuons par le procès des psychiatres. Entre le chef Chumley (Pierre Aussedat, délicieux cas paternaliste réactionnaire) et son jeune successeur ambitieux (Thomas Condemine, versatile et péremptoire à souhait), c’est bel et bien devoir choisir, pour le patient, entre la peste et le choléra… Ça vous rappelle quelque chose dans vos rapports avec le corps médical ? Reste Maître Gaffney, l’avocat-notaire opportuniste comme il se doit (Emmanuel Daumas, méconnaissable en coincé efféminé) qui ne nous rassure guère sur la justice des hommes… Une résonance ? N’oublions pas les plus petits rôles qui colorent aussi à leur manière l’ensemble : l’infirmière Kelly (pétillante Katell Jan) plus consistante qu’on imagine, l’infirmier Wilson (Kevin Sinesi, d’un bloc) qu’on n’aimerait pas rencontrer au coin d’un traitement… Et finalement la polymorphe Lydie Pruvot qui a fort à faire en femme de (médecin) et excelle en tante d’Elwood lorsqu’elle essaie de garder une dignité face à l’hypothétique Harvey. Même le taxi (le titi Sven Narbonne) amène son bon sens au collectif. Tout ce petit monde permet ainsi à Maître Gamblin de déployer ses incroyables talents d’acteur tout en extravagance de l’âme, tendresse des mots et regards ainsi qu’en élasticité du corps.

Pour parfaire le tout, il convient de souligner le magnifique fond de scène qui prend la forme d’un gribouillage génial tout droit sorti d’un test de Rorschach géant (idem pour le sol). On peut ainsi se laisser aller à vagabonder à la recherche des visages et autres formes qu’on assemble au gré de nos rêveries de spectateur. La manière légère et dynamique dont les éléments de décor sont amenés (ascenseur depuis les cintres) séduit par son mélange entre symbolisme et réalisme et montre qu’il faut parfois peu pour avouer un génie scénographique, celui de Chantal Thomas, qui offre beaucoup.

C’est donc l’histoire d’un homme, Elwood P. Dowd, qui a comme ami imaginaire un lapin blanc de près de deux mètres avec qui il aime par-dessus tout aller boire des verres. Et à la fin du spectacle, on a une furieuse envie de se joindre à eux. Chapeau bas, Messieurs. Vous êtes les gardiens de nos rêves. Avec deux trous pour laisser passer les oreilles.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Harvey, de Mary Cole Chase du 7 au 19 juin 2022 au Théätre de Carouge.

Mise en scène : Laurent Pelly

Avec Jacques Gamblin, Christine Brücher, Pierre Aussedat, Agathe L’Huillier, Thomas Condemine, Emmanuel Daumas, Kevin Sinesi, Lydie Pruvot, Katell Jan et Sven Narbonne.

Photos : © Polo Garat

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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