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Arpenté (Alain Freudiger)

Alain Freudiger se serait-il inspiré de Pagnol pour écrire Arpenté ? Le récit de ses souvenirs d’enfance, des moments de découvertes hors du temps et empreints de nostalgie peut évoquer l’auteur marseillais, mais les souvenirs d’Alain Freudiger chantent un autre accent : suisse, et plus précisément vaudois.

« C’est en toute première année scolaire, pendant la récréation. Je suis assis par terre, dans la cour de l’école du village d’Orzens, dans le Gros-de-Vaud. » (extrait)

Arpenté s’ancre dans l’expérience sensorielle d’un enfant d’environ quatre ans, dont on partage le regard à peine plus haut que le sol. Il nous permet de le voir de plus près et de le sentir, à partir d’une observation fine et fixe des endroits où l’on pose les pieds plutôt que les yeux. Cependant, le petit narrateur prend de la hauteur et quitte l’analyse à la loupe des routes et chemins pour élargir son horizon, autant dans l’espace que dans le langage. Il s’agit certes d’une immersion dans la peau d’un enfant fluet, mais le style, lui, a l’épaisseur de l’âge : dans un vocabulaire étoffé et un registre plutôt soutenu, le paysage helvétique se dessine à travers les lignes, minutieusement retranscrit. Comme Blaise Hofmann, le narrateur est vaudois, il a grandi à la campagne et en fait le décor de son récit. Mais il est aussi – trait que ne partage pas l’auteur de Faire paysan – fils de pasteur.

L’ancrage local et surtout le travail minutieux sur la langue, c’est ce qu’on attend de trouver en ouvrant des livres édités dans une maison aussi exigeante que la Baconnière. Très narrative, l’écriture est cependant fluide et visuelle. Les temps verbaux oscillent entre le présent et le passé pour relater les expériences d’enfant que le narrateur semble revivre en nous y plongeant avec lui : la fois où il a volé des bonbons, celle où il a retiré un chewing-gum des cheveux de son frère, la première cigarette à sept ans, la découverte des chansons obscènes, ou encore l’épisode lors duquel il s’est fait maltraiter par d’autres enfants. Tout en privilégiant les souvenirs d’enfance amènes, le récit ne met pas pour autant de côté les événements douloureux. Le narrateur va même jusqu’à évoquer une perversité enfantine dont il a fait les frais : « Mais de protection, peut-être j’avais besoin. » Ce versant plus sombre donne au texte son relief. La découverte de la vie s’accompagne de certaines épines qui se trouvent… au sol.

Par l’écriture, Alain Freudiger souhaitait retrouver l’émerveillement de l’enfance, lorsque tout est encore neuf, et les sensations des paysages et des terres sur lesquelles il a passé les premières années de son existence. L’auteur estime qu’il lui a fallu près de quarante ans pour être capable de transcrire ce qu’il gardait précieusement en mémoire, et en faire la matière de ce récit autiobiographique. Il ne manque pas d’évoquer la naissance de son attrait pour les mots et le pouvoir qu’ils recèlent, intérêt survenu dans ses premières années de vie et qui, visiblement, l’a accompagné jusqu’à présent.

« Les comptines, ce ne sont que des mots, mais des mots qui même tout seuls, même non chantés, ont une certaine musicalité, des mots qui sonnent et résonnent, des mots qui ont un déroulé, un souffle, des mots qui s’enchaînent et s’emboîtent. Qu’ils comptent ou qu’ils s’entrechoquent, ils font corps, ils font jeu, ils semblent capables de beaucoup plus de choses que les mots que j’ai appris jusque-là. Comme s’ils renfermaient un pouvoir d’agir, d’influer, d’invoquer, de créer en somme. » (extrait)

Arpenté est un texte qui se glisse dans le corps d’un enfant pour revivre ses souvenirs, racontés avec un brin de nostalgie, celle qu’on développe à l’âge adulte. Il expose sous un angle nouveau la région de l’auteur, celle qu’il a explorée durant ses premières années de vie, tel un voyage dans le temps. Après la Provence qui avant Pagnol n’avait guère de dignité littéraire, le Gros-de-Vaud et Orzens pourraient bien suivre progressivement le même chemin en devenant à leur tour un berceau de souvenirs d’enfance… ancrés dans le sol suisse.

Elise Vonaesch

Référence :

Alain Frudiger, Arpenté, Genève, La Baconnière, 2024.

Photos : ©Magali Bossi (banner), maison d’édition de l’ouvrage pour la couverture

La Pépinière

« Il faut cultiver notre jardin », disait le Candide de Voltaire. La Pépinière fait sienne cette philosophie et la renverse. Soucieuse de biodiversité, elle défend un environnent riche, où nature et culture deviendraient synonymes. Des planches d’une scènes aux mots d’une page, des salles obscures aux salles de concert, nous vous emmenons à la découverte de la culture genevoise et régionale. Critiques, reportages, rencontres, la Pépinière fait péter les barrières. Avec un mot d’ordre : jardinez votre culture !

Une réflexion sur “Arpenté (Alain Freudiger)

  • Etiennette Vellas

    Merci pour votre texte Madame Elise Vonaesch.
    Peut-être serez-vous d’accord de citer Frédéric Mistral comme ayant donné avant et avec Pagnol une dignité littéraire à la Provence. Il lui consacré sa vie et son œuvre . Il fut le premier écrivain à recevoir le prix Nobel de littérature pour une œuvre en langue régionale. Cordialement.
    Etiennette Vellas

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