Le banc : cinéma

Banana Pancakes and the Lonely Planet ou l’illusion de sortir des sentiers battus

Les habitants du petit village de Muang Ngoi, au Laos, vivent traditionnellement des récoltes des rizières environnantes. Depuis que leur village est répertorié dans un célèbre guide de voyage, c’est désormais le tourisme qui fait vivre une partie des habitants durant la saison sèche. Dans ce documentaire de 2015, Daan Veldhuizen explore avec humour mais pas sans acidité les impacts d’un tourisme débutant dans une région rurale.

En deux temps

Le film a ceci de particulier qu’il est composé de deux parties que le documentariste néerlandais filme avec des intentions différentes. Le premier tiers se déroule durant la saison des pluies, alors dépourvue de visiteurs. Veldhuizen suit deux amis, Shai et Khao qui espèrent chacun tirer avantage du tourisme naissant, l’un en tenant une boutique, l’autre en proposant des sorties en canoë. En attendant le début de la saison touristique, le spectateur se familiarise progressivement avec les villageois et leurs familles, à la manière d’un documentaire ethnographique, tout en savourant un cadre spectaculaire fait de jungle luxuriante, de rizières vertes et de crépuscules enchanteurs.

Dès l’arrivée des touristes au début de la saison sèche, Veldhuizen adopte un regard nouveau. C’est désormais du côté des laotiens qu’il se place en déplaçant la focalisation sur les voyageurs occidentaux qui débarquent au village. Le documentaire se fait aussi l’écho de la façon dont les villageois perçoivent les touristes, notamment en usant de la caméra subjective. Tapis à l’intérieur de l’échoppe de Shai, on regarde ce dernier observer le touriste qui prend le village en photo. Une inversion des regards probablement facilitée par la complicité tissée durant les premiers mois entre Veldhuizen et les villageois et qui rappelle l’importance du temps nécessaire pour s’apprivoiser et faire (autant que faire se peut) oublier la présence d’une caméra.

L’ailleurs fantasmé

Quel baroudeur n’a pas rêvé de voyager tels Ella Maillard ou Nicolas Bouvier en leur temps et de fouler des contrées vierges ? C’est certainement ce à quoi s’attend encore le voyageur qui s’apprête à passer des heures sur le petit bateau le menant au village isolé. Avant d’y débarquer et de découvrir qu’il n’est de loin pas le seul à avoir eu cette idée …

Feu les bons plans que s’échangeaient les routards dans les années 70. Le documentaire de Veldhuizen s’emploie à confronter ce doux fantasme à la réalité de notre époque hyper connectée. Chaque expérience étant immédiatement relayée sur internet, la petite adresse confidentielle a tôt fait de devenir le nouveau « lieu à voir ». La mise en lumière d’un endroit conjuguée à son accession si facile depuis tous les recoins de la planète a paradoxalement pour effet de desservir le lieu en question. Un sentiment exprimé par une voyageuse à Muang Ngoi « Si trop de touristes viennent, ils finiront par arrêter de venir parce que ce ne sera plus unique ».

C’est peut-être là que réside toute l’ambiguïté du voyage aujourd’hui. Le voyageur recherche le dépaysement mais sa simple présence additionnée à celle de ses congénères ont raison de ce dépaysement. Voyager de nos jours consisterait-il à accepter la probabilité de croiser son voisin dans un village au bout du monde ? Pour réellement sortir des sentiers battus aujourd’hui, mieux vaudrait, semble-t-il, laisser son guide dans la bibliothèque et partir se perdre seul dans la nature ! Et Veldhuizen ne pointe pas l’afflux de visiteurs comme seule cause du désenchantement.

Modernité, traditions, quand les uns recherchent l’inverse des autres

Une fois n’est pas coutume, la version française du titre (qui, au passage, n’a rien de français !) Banana Pancakes and the Children of Sticky Rice) est encore plus parlante que la version originale. Les pancakes à la banane servis au petit-déjeuner au lieu du traditionnel riz gluant consommé par les laotiens illustrent bien le contraste entre l’authenticité que les voyageurs recherchent par opposition à ce que les indigènes pensent qu’ils aiment. Croyant bien faire, les villageois de Muang Ngoi s’adaptent aux goûts occidentaux en leur proposant des plats mais aussi un choix d’activités pensés pour leur plaire. Et c’est mi-amusé, mi-gêné qu’on assistera aux échanges entre touristes et locaux qui se parleront sans vraiment se comprendre. Comme lorsqu’un voyageur demandera à Shai de lui organiser une excursion à pied dans la jungle et que celui-ci s’étonnera de cet engouement pour une activité aussi ennuyeuse.

À Muang Ngoi le tourisme en est à ses débuts mais déjà l’électricité nécessaire aux hôtels commence à alimenter aussi les foyers des habitants et leurs téléphones portables. Pas de doute, le village a entamé sa mue. Et plus il se modernisera, plus il perdra de son attrait aux yeux des voyageurs. À moins que ceux-ci n’acceptent de perdre leurs illusions ?

On ressort de ce documentaire rempli·e de belles images mais aussi plein·e d’interrogations. Les commentaires des voyageurs feront sourire celles et ceux qui les ont entendus mille fois lors de leur propre voyage. Tantôts naïfs, tantôt pertinents, ils questionnent tous la définition même du voyage et l’impact du tourisme. Quel avenir pour ce village lorsqu’il sera devenu si connu qu’il aura perdu tout intérêt aux yeux des voyageur·.se·s ? Quid de Shai et Khao autrefois soudés que la concurrence tend à présent à éloigner ? Quelle équation utiliser pour un tourisme profitable à tou·te·s ?

Autant de questions soulevées qui ne trouveront pas de réponses dans les 93 minutes du film. On aimerait beaucoup voir un second volet pour découvrir ce qui adviendra de Muang Ngoi dans les années à venir.

Un documentaire léger en apparence mais qui marque par la force du propos. Il parlera particulièrement à celles et ceux qui ont eu des haut-le-cœur en découvrant les alignées d’enseignes internationales dans les villes aux doux noms exotiques qui les avaient tant fait rêver.

Valentine Matter

Référence : Banana Pancakes and the Lonely Planet (2015), Daan Veldhuizen, 93 minutes

Photo : https://www.kino.de/film/banana-pancakes-and-the-lonely-planet-2015/bilderstrecken/bilder-videos-zu-banana-pancakes-and-the-lonely-planet/#page=6

Valentine Matter

Cinéphile éprise du genre documentaire, Valentine n’en apprécie pas moins la fiction et ne résiste certainement pas aux comédies grinçantes. Sa formation de psychologue entre plus volontiers en résonance avec les personnages lorsqu’ils sont complexes et évolutifs.

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