Les réverbères : arts vivants

Bukowski, un être pluriel

Dans The Big Bukowski, Julien Tsongas rend un vibrant hommage à l’écrivain, en adaptant pour la scène des extraits de ses plus grands romans, nouvelles et poèmes. Un texte à trois voix qui donne à voir la pluralité de cet être complexe, au Théâtre des Amis, jusqu’au 27 juin.

Tout commence avec une affiche disposée dans le foyer du théâtre. Sous la forme d’une petite annonce géante, un homme de 59 ans, récemment divorcé, cherche une femme autour de la quarantaine pour entamer une nouvelle relation. Le rendez-vous tourne mal, alors que l’homme cherche à retenir la femme qui veut partir… On le comprend immédiatement : c’est la brutalité de la vie qui nous sera présentée ce soir. Et alors qu’ils disparaissent en direction de la scène, on décide de les suivre, pour entrer plus avant dans l’intimité de Charles Bukowski. Sur un grand rideau blanc défile alors une vue aérienne de Los Angeles. Lionel Brady, qui incarne le jeune Bukowski, se tient debout derrière un bar et commence à réciter un texte, en anglais. Au fil du spectacle, des extraits dans la langue de Shakespeare émailleront les différentes scènes, alors que le décor évoluera pour figurer divers lieux marquants de la vie de Bukowski, entre réalité et fiction, alors que le reste du spectacle est en français.

Bukowski en trois figures

Le spectacle de Julien Tsongas est porté par trois comédien·ne·s : Lionel Brady, pour la jeunesse, Philippe Matthey, pour la maturité, et Julia Batinova, pour la part féminine de l’écrivain. Ces trois facettes ont une importance toute particulière : le jeune Bukowski permet de comprendre son parcours de vie, avec notamment cette éducation très dure, un père qui le battait et une grand-mère qui a tenté de l’exorciser ; la maturité représente le Bukowski qu’on connaît, avec ses excès, son penchant son alcool et surtout cette vision crue du monde, sans fioritures ni grandes théories ; enfin, la part féminine est sans doute la moins visible de prime abord. Sous la grande carapace qu’il s’est forgée et l’image qu’il renvoie au public, l’écrivain révèle en réalité une grande sensibilité, figurée ici par le féminin, que l’on retrouve dans son amour pour l’écriture, sans doute le plus grand des plaisirs pour lui. À travers le personnage porté par Julia Batinova, c’est donc un autre Bukowski que l’on découvre, loin des frasques. Un Bukowski plus doux, amoureux, capable des plus belles déclarations. Un homme qui ne serait sans doute rien sans les femmes qui l’ont côtoyé, tant les relations qu’il entretient avec elles sont éloignées de l’image qu’in se fait de lui habituellement…

Une mince frontière entre réalité et fiction

On peine par moments à discerner si on assiste à une tranche de vie de l’auteur ou à l’adaptation d’un de ses textes, surtout quand, comme moi, on ne connaît que sa réputation sans l’avoir jamais lu. Mais c’est aussi ce qui fait la beauté de cet hommage. Charles Bukowski est connu pour sa simplicité et son langage cru, loin des grandes phrases et des grandes théories. Ce qui l’intéresse, c’est la vie, la vraie. Et c’est ce qui transparaît dans The Big Bukowski. La scène comme les écrits de l’Américain sont épurés, avec juste ce qu’il faut dessus : un petit podium pour mettre en avant certains passages, un bar rappelant sa relation à l’alcool, des portants avec le rideau blanc présent au début, et des fauteuils, coussins, et rideau au sol en velours rouge, qui rappellent les fauteuils des salles de cinéma, ou encore l’image de la puissance, si on remonte un peu plus loin. Comme le décor, les mots sont d’une efficacité rare. Ils vont droit au but, résonnent et montrent crûment la vie de Bukowski, comme quand on entend au loin son père lui demander d’enlever son pantalon, alors qu’il n’a que quatorze ans, avant de faire résonner les coups de fouet. On a aussi en tête les discussions avec ses jeunes amis et leurs idées parfois extravagantes pour éviter d’avoir à s’engager dans l’armée. On évoquera enfin sa vision sans détour des prêcheurs – quelque soit ce qu’ils prêchent d’ailleurs, une religion, l’amour ou la paix – en les remettant face à leur réalité et les raisons pour lesquelles ils croient en ce qu’ils veulent répandre au monde. Loin de la vision d’ivrogne salace qu’on dépeint souvent, on découvre de Bukowski une facette plus humaine et un dégoût pour le monde qui l’entoure qui l’a conduit à s’enfermer dans l’alcool et dans l’écriture. Mais d’amour pour les femmes ou pour sa fille Marina, il n’a jamais manqué.

Après avoir assisté à The Big Bukowski, on ne peut qu’avoir envie de découvrir les textes de cet écrivain, sa plume inimitable dans son apparente simplicité. Et si on le connaissait déjà, j’imagine qu’on n’a plus qu’une envie : se replonger dans ses mots et se laisser envahir par cet « espoir dans le désespoir […] ce pessimisme actif[1]. »

Fabien Imhof

Infos pratiques :

The Big Bukowski, de Charles Bukowski, adapté par Julien Tsongas, du 8 au 27 juin 2021 aux Amis musiquethéâtre.

Mise en scène : Julien Tsongas

Avec Julia Batinova, Lionel Brady et Philippe Matthey

https://lesamismusiquetheatre.ch/the-big-bukowski-creation/

Photos : © Daniel Calderon

[1] Extrait du dossier de presse, entretien accordé par Julien Tsongas à Léa Déchamboux.

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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