Les réverbères : arts vivants

Ceci n’est pas un spectacle, c’est une déclaration

Dans un seul en scène plein d’humour, le danseur genevois Kiyan Khoshoie explore son rapport à son art et dénonce les défauts du milieu de la danse contemporaine. Grand Écart ouvrait la saison au Théâtre Le douze dix-huit du 18 au 20 septembre dernier.

Kiyan Khoshoie prévient son public dès le début : ce n’est pas un spectacle. Parce que le terme implique trop de pression, et puis parce que la pièce qui va être donnée est « en construction ». Le public rit aux éclats face à cette introduction (et durant toute la représentation). L’enfilade de termes plus flous les uns que les autres pour décrire Grand Écart est pleine d’autodérision, mais c’est aussi le reflet de l’incertitude de l’artiste face à sa création, de la peur de la déclarer achevée donc prête à être jugée, et, à travers elle, son créateur. « Les attentes, c’est pas nécessaire », dit-il. Mais est-ce parce que ces attentes peuvent être déçues ou provoquer des retours blessants ou est-ce parce que face à la création artistique, il faut être ouvert et se laisser surprendre, sans quoi on ne peut pas en profiter pleinement, on passe à côté de l’émotion et on rate la complexité du message ? Cette tirade introductrice est enfin le reflet de l’attention d’un artiste au détail, de son perfectionnisme et de cette règle de l’art : dans une œuvre, chaque détail fait sens. Parce qu’un rideau tiré ouvre l’espace quand il crée une sensation d’étouffement une fois fermé.

Le danseur marque ainsi le ton dès les premières minutes : ce soir, on rit. Et ce soir, on est une équipe. Parce que Kiyan Khoshoie construit son one-man-show avec le public, une destruction du quatrième mur qui pourrait sembler impraticable quand les mesures de protection contre la Covid-19 imposent aux spectateurs de porter des masques durant la représentation. Cependant, le défi est relevé haut la main et accentue encore la qualité humoristique du texte en mettant en évidence le talent d’improvisation du danseur.

Il profite d’ailleurs de sa scène d’introduction pour souligner l’aspect protéiforme de sa pièce : Kiyan Khoshoie est danseur donc, sans surprise, c’est son corps qu’il va mettre en scène au rythme de la musique, mais le texte a son importance. Ce texte est le fruit de son expérience diverse dans le monde de la danse contemporaine (marquée aussi par la diversité des styles de danse donnés à voir) : sa tirade introductrice ainsi que sa présence sur scène avant même l’entrée des spectateurs et son adresse directe et énergique au public sont la garantie de son authenticité. Car, même si Grand Écart est une succession de saynètes entrecoupées de moments dansés et que Kiyan Khoshoie incarne successivement plusieurs personnages, il sait dévoiler aux spectateurs sa personnalité, à travers son énergie et ses mouvements de danse, à travers l’émotion derrière ses mots. Il utilise ainsi toutes les ressources à la disposition de son talent pour faire passer son message et sa pratique de danseur enrichit son jeu de comédien car l’utilisation de son corps – qui est son outil de travail premier – via la précision de ses gestes et son occupation de l’espace scénique est tout autant porteuse de sens que son texte. En mettant en scène ces personnages – qui peuvent sembler être des caricatures – il dénonce l’hypocrisie et la mégalomanie de certains chorégraphes, la systémique parfois toxique au sein des groupes de danseurs et le sexisme et les pressions que les danseurs, et surtout les danseuses, peuvent subir dans certaines compagnies. Et pour conclure, il revient à lui-même et assène : « J’ai trente-deux ans et je suis déjà prêt à me faire empailler. »

Kiyan Khoshoie inscrit ainsi sa création dans l’actualité puisque les danseurs et danseuses s’expriment désormais de plus en plus sur leurs conditions de travail et de formation : déformations physiques et douleurs à court et long terme dues à leurs programmes d’entrainement ; maltraitances et développement de troubles psychologiques ; harcèlement sexuel ; dysmorphophobie et troubles de l’alimentation ; sexisme, lgbt-phobie et racisme ; etc.

Grand Écart n’est pas un spectacle, c’est une déclaration : une déclaration d’amour – car qui pourrait douter de la passion de Kiyan Khoshoie en le voyant sur scène (malgré sa tirade finale) ? – mais une déclaration de guerre aussi, contre les comportements toxiques dans le monde de la danse.

Anaïs Rouget

Infos Pratiques :

Grand Écart, de Kiyan Khoshoie du 18 au 20 septembre 2020 au Théâtre Le douze dix-huit.

Mise en scène : Charlotte Dumartheray

Avec Kiyan Khoshoie

https://ledouzedixhuit.ch/spectacle/grand-ecart/

Photo : ©Magali Dougados

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