Les réverbères : arts vivants

C’est sérieux, on joue !

Il va où le blanc de la neige quand elle fond ? Dans une mise en scène de Jean-Yves Ruf ou comment des adultes s’étonnent du monde à la manière des enfants qu’ils ne sont plus. Au Théâtre du Loup jusqu’au 1er décembre.

« Arrête papa, c’est sérieux, on joue ! » Cette phrase du petit Jollien, rapportée par son père Alexandre, illustre bien la division de deux mondes. Celle des mômes et celle des adultes. Certes, les mots d’enfants charment, leurs imaginaires fascinent et leurs questions nous interrogent à notre tour. C’est avec cet étonnement que l’auteur a écrit un joli texte : Il va où le blanc de la neige quand elle fond ?

Un titre qui fait penser à un conte, une sorte d’écrit à la Saint-Ex pour grands et petits. Et les petits étaient là, dans le public, sur deux bancs, sages comme des images et vifs de leurs commentaires comme au Théâtre Guignol. Les grands regardaient l’étonnement, les contemplations et l’imagination du monde des petits vu par eux, et les petits regardaient un spectacle de grands. Un spectacle, deux prismes.

Tout se déroule dans un double échafaudage tubulaire qui délimite l’espace de jeu. Une structure qui ressemble à un château de fer, ce jeu de mouvement des années 50 dont Arno est le farouche défenseur. Un personnage étrange qui se faufile entre les espaces pour défendre le sien en soufflant sur les gens. C’est une sorte de Rain Man poétique ; « Il fait n’importe quoi ! » disent les petits. Une autre structure lui fait face, à une distance qu’Arno tolère, une porte qui marque le début du monde. Un seuil que passe Léo, « l’homme à la tête carrée », un personnage qui semble plein de tocs, qui sait tout sur tout et qui soulage son esprit encombré de savoir dans le mouvement ; les gosses l’encouragent : « Allez ! Vas-y ! » Et il y a Alia, un personnage féminin, « la femme aux yeux de hibou » qui marche elle pour philosopher, car c’est ainsi qu’on philosophe le mieux et les enfants de dire « Il se passe quoi ? »

Un beau trio d’acteurs qui interprète très bien des personnages qui se déplacent dans les espaces et les dialogues selon le rythme des peurs, des curiosités et des interrogations de chacun. Fascination des capitales pour Léo, observation des reliefs d’un caillou pour Arno et attention des sons et des mots pour Alia. C’est aérien, simiesque, artistique, poétique, touchant et au milieu de toutes ces arabesques, on retrouve… le cochon pendu ! Une des premières figures de cirque enfantines. Le lien est là. Les mômes ne disent plus rien.

Picasso l’a dit : « Il m’a fallu toute une vie pour dessiner comme un enfant », ce qui laisse supposer qu’il peut en être de même pour l’écriture. Le texte bien écrit (pour les grands) se propose d’être « une dérive ininterrompue de questions ». Si les questions sont enfantines, on le sait, les réponses, les savoirs et la philosophie sont bien ceux des adultes, qui au travers du texte, se rendent compte qu’une question en appelant une autre, ils vont retrouver très vite dans le sable. Alors, on se laisse à penser que pour éviter un monde sans fond, il faudrait retrouver une âme d’enfant. Seulement, les enfants, cette âme, ils n’ont pas besoin de la retrouver puisqu’ils la possèdent et ils ne s’en sortent pas mieux. Et on se laisse à penser qu’il leur faudrait de la connaissance pour les satisfaire. Et les enfants s’en sortent tout de même en répétant : « Il dit n’importe quoi ! »

Un spectacle poétique certes, bien joué de toute évidence et parfaitement mis en lumière, qui propose aux adultes la possibilité d’un changement de regard ou de renouvellement de pensée selon l’auteur. Quant aux enfants, dont on sait qu’ils sont inexorablement condamnés à perdre leur fraîcheur première ; devenus philosophes, scientifiques ou simples curieux du monde, ils vont devoir garder leur étonnement face au monde. Ce que n’ont pas manqué de faire les petits sur leur banc. « Il se passe quoi ? »

Augustin Jollien avait raison. Le monde des enfants, c’est sérieux, ils jouent.

Jacques Sallin

 Infos pratiques :

Il va où le blanc de la neige quand elle fond ? de Jean-Yves Ruf, du 29 novembre au 1er décembre 2019, au Théâtre du Loup.

Mise en scène : Jean-Yves Ruf

Avec Danae Dario, Maxime Gorbaatchevsky, Simon Labarrère

https://theatreduloup.ch/spectacle/il-va-ou-le-blanc-de-la-neige-quand-elle-fond/

Photos : © Philippe Pache

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

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