Les réverbères : arts vivants

Cobayes-survivants immunisés

Funambules reprend la jolie idée de construire une histoire unique et improvisée à partir d’indications données par le public. Dans la chouette salle du douze dix-huit, une actrice, deux acteurs, un musicien et un luminariste s’ingénient ainsi chaque soir à tricoter entre écoute, audaces et approximations assumées, un scénario original dont les seules traces seront les versions de l’affiche produites par une intelligence artificielle à la fin du spectacle.

Sabine Carron, Christian Baumann et Jérôme Sire n’en sont pas à leur coup d’essai. Féru·e·s d’improvisation depuis belle lurette, c’est tout naturellement qu’iels font alliance avec leur public dès le verre d’accueil. Et lorsque le public est invité à entrer dans la salle, le prélude continue avec une discussion légère entre les acteur·ice·s, accompagné·e·s de Malik Kaufmann à la musique et Vincent Buclin aux lumières, et quelques spectateur·ice·s. Cela permet de poser à bon escient l’interactivité nécessaire à tout (bon) spectacle d’impro.

On entre alors dans le vif du sujet. Dans un ordre parfaitement huilé – les effets étant plus écrits que ce qu’il n’y paraît – la troupe glane dans la salle les indications nécessaires au début de l’histoire : un intérieur de maison, une baie vitrée à cour, une fenêtre au lointain, une lumière d’automne à 13h15, une table basse avec des chaises hautes sur un parquet en chêne massif, une armoire à jardin avec « une présence dedans »… La plantation du décor, donc. Il y aura trois (!) personnages et le tout sera soutenu par une bande-son créée en direct. Celle-ci débute d’ailleurs avec le chant des oiseaux qui monte dans la salle d’attente du Docteur Gurz puisque c’est ainsi que naît l’histoire…

Et c’est aussi à ce moment-là qu’on frissonne en découvrant cet espace de jeu immaculé qu’il va bien falloir structurer. Bien malin·gne celle ou celui qui pourrait savoir ce qu’il va se passer, ce que chaque comédien·ne a déjà dans la tête et ce que cela va donner. L’objectif est simple et complexe : jouer pendant environ 80 minutes une histoire qui n’existe pas encore avec le pari qu’elle plaira au public. Il va falloir déployer toute la palette de jeu de l’improvisation : être à l’écoute de ce que propose l’autre, construire ensemble – quitte à changer en une fraction de seconde ce qu’on avait dans la tête pour s’accorder avec notre vis-à-vis -, trouver des répliques punchlines agrémentées d’humour, créer une dramaturgie, des enjeux, faire avancer l’histoire sans qu’elle ne s’embourbe, structurer celle-ci autour de plusieurs personnages et temporalités, camper lesdits personnages en passant de l’un·e à l’autre sans s’emmêler les pinceaux, … autant dire que la traversée rescelle mille pièges et qu’il faudra tout le professionnalisme de l’équipe pour les contourner et arriver à bon port sans (trop) d’écueils.

Ce soir-là, il sera donc question d’un drôle de médecin qui fait des expériences sur des patient·e·s pour un mystérieux vaccin testé aussi sur des prisonniers dans un temps où la société doit faire face à une épidémie… Cela vous rappelle quelque chose ? De scène en scène, on suit plus ou moins clairement les pérégrinations des personnages avec parfois des grands écarts de compréhension dus à une proposition qui amène l’histoire ailleurs et sur laquelle les comédien·ne·s réagissent chaque fois avec virtuosité en assumant les conséquences illogiques des méandres créatifs suivis.

Mention spéciale au musicien-chanteur Malik Kaufmann qui sait ambiancer les scènes avec des compositions envoûtantes sur lesquelles il place même parfois sa voix. La valeur ajoutée de la musique est belle et permet de rythmer comme de temporiser le déroulé de l’histoire. Bravo aussi à Vincent Buclin pour les choix kafkaïens d’éclairage qui demandent une écoute, une réactivité et une créativité tout aussi impressionnante que pour les sons.

En bénéficiant de ces apports techniques, les trois acteur·ice·s font un boulot efficace. Au fur et à mesure, ils savent prendre la scène tout comme retourner en coulisses (à vue) pour revenir sans tarder avec une nouvelle idée au service du drôle d’objet théâtral en construction. Sabine Carron est précieuse pour amener la touche féminine au duo très complémentaire que forment Christian Baumann et Jérôme Sire. Tous trois ont ce souci de s’effacer derrière leurs personnages et au profit de l’histoire.

Ce soir-là, Christian Baumann a été particulièrement spectaculaire dans une improvisation chantée à la manière d’Eddy Mitchell tandis que Jérôme Sire nous a une nouvelle fois épaté·e·s en endossant ses rôles avec une facilité déconcertante.

Au bout du compte, l’exercice est réussi sans coup frémir tant le métier de l’équipe assure les quelques aléas de sens partagés. La trame narrative a fonctionné dans les grandes lignes. Il y a eu comme annoncé du rire, du drame et de l’émotion. On ne nous a donc pas trompé sur la marchandise. Nous avons bien assisté à un exercice de funambulisme, les artistes traversant le vide sur le fil de leur imaginaire pour créer un spectacle sans filet… et avec talent.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Funambules, spectacle d’impro conçu et mis en scène chaque soir en direct, au  douze dix-huit, du 23 mai au 1er juin 2024.

Avec Christian Baumann, Sabine Carron, Jérôme Sire, Malik Kaufmann au son et Vincent Buclin à l’éclairage.

Par la Cie Artisanarts

Photos : © Stéphane Michaud

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *