Les réverbères : arts vivants

Un rêve de métro pour Gaza

Dans la pièce Le Métro de Gaza, créée au Théâtre de la Liberté de Jénine avant le 7 octobre dernier, l’on suit un projet utopique de libre déplacement par métro aux tréfonds de cette mince langue de terre, où plus de 2 millions de personnes sont otages d’une effroyable guerre. Un théâtre non-militant et résilient, poignant et révélateur.

Avant d’être une pièce, Le Métro de Gaza[1] est une installation du plasticien gazaoui Mohamed Abusal, dont une partie du matériel a été écrasée sous les bombes en 2024. L’artiste a imaginé en 2011, un métro reliant Gaza à La Cisjordanie. Il évolue à 10’000 km de profondeur. Pour échapper ainsi aux bombardements, massacres, murs de séparation et check points.

Dans une atmosphère kafkaïenne somatique façon Absurde des années 50 (Beckett, Ionesco), le théâtre cherche son nord entre témoignage d’une jeune actrice palestinienne sur une mère ayant succombé au cancer car ne pouvant recevoir les soins indispensables à sa survie hors de l’enclave, chant rap de MC Abdul sur la vie sous occupation, quête déceptive et in fine inutile d’une Libanaise, rêves inassouvis et rupture de la représentation un brin énigmatique.

Le Métro de Gaza, présentée au Théâtre de Vidy en première occidentale, est une œuvre étrange et originale mise en scène par Hervé Loichemol et donc inspirée de l’installation artistique de Mohamed Abusal.

Urgences

La fable débute avec une jeune Palestinienne de Haïfa, interprétée avec désarroi et trouble par Yasmin Shalaldeh qui finira littéralement par s’évanouir puis gagner le pays des rêves. Elle s’embarque dans ce « Métro Palestine » qui n’est en réalité qu’un songe.  À la recherche d’un homme habitant Gaza et rencontré en ligne, sa quête personnelle se transforme rapidement en une exploration des rêves et des réalités contradictoires de Gaza. Son issue est fidèle à un pessimisme beckettien radical, l’être recherché ayant perdu ses facultés cognitives par blessures.

De station en station, à la recherche du porté disparu blessé et possiblement hospitalisé, défilent ce qui vient percuter une réalité tragique, les nom des hôpitaux de la Bande de Gaza. Depuis le 7 octobre 2023, tous ont été bombardés, voire pris d’assaut et pour certains en grande partie détruits alors que des civils tentaient désespérément d’y trouver refuge.

Sont cités notamment l’Hôpital Nasser et l’Hôpital Européen – situés au sud de la bande de Gaza – rares établissements à fournir encore aux Gazaouis soins chirurgicaux avancés et services médicaux d’urgence. Selon des sources onusiennes, dix hôpitaux seraient partiellement fonctionnels et affectés par les pénuries (carburant, médicaments…) – quatre au nord et six dans le sud de la bande.

Mur de séparation

La scénographie de Gilles Vuissoz immerge le spectateur dans une atmosphère kafkaïenne, où l’absurde et l’oppression se côtoient de manière déconcertante. Intelligemment, Hervé Loichemol a refiguré une partie du décor signé Jean-Claude Maret, celui évoquant le Mur de séparation. Cela dans sa mise en scène d’une œuvre emblématique des Lumières Nathan le sage (1779) de Gotthold Ephraim Lessing hymne au dialogue entre Chrétiens et Juifs se situant à Jérusalem et joué au Théâtre de Carouge (2006). Cette pièce, écrite en 1779, est une puissante réflexion sur la tolérance religieuse, la raison, et l’humanisme. Elle offre une méditation intemporelle sur la capacité de l’homme à transcender les divisions religieuses et culturelles.

La barrière de séparation, longue de 712 km, a été décidée par le Premier Ministre israélien Ariel Sharon en 2002 pour empêcher les infiltrations et les attentats-suicides palestiniens. Jugé contraire au droit international par la Cour Internationale de Justice, ce Mur a ravagé une partie de l’économie palestinienne et détruit un nombre conséquent de vies.

Juxtapositions

Hervé Loichemol et Khawla Ibraheem, co-auteur·e·s de la pièce, parviennent à capturer l’essence de l’imaginaire d’Abusal. Le métro devient un symbole de liberté et de mobilité, échappant aux bombardements et aux checkpoints. La pièce se distingue par sa capacité à juxtaposer les témoignages poignants de la vie sous occupation avec des moments de rêverie et d’espoir, favorisant un contraste puissant et émouvant.

Ainsi le Jeune personnage de Nada, habitante et errante de Gaza – remarquable Nisbat Serhan – témoigne sobrement dans son monologue  au plateau que son père a été touché par tir dans la jambe en 2007 « pour avoir exprimé son opinion, mon frère Salam a perdu un bras dans la guerre de 2012, ils ne peuvent plus travailler, ma mère est morte il y a un an, cancer, on a dit que c’était normal, cancer du sein, le taux de guérison aujourd’hui dans le monde pour le cancer  du sein, 90%, mais nous n’avons pas pu sortir ma mère de Gaza pour son traitement, nous n’avons pas pu obtenir les bons papiers, nous n’avons pas pu payer les bonnes personnes, elle est morte… »

Les acteur·ice·s de Palestine, dont Ahmed Tobasi, apportent une authenticité et une profondeur émotionnelle à leurs rôles. Tobasi, en particulier, incarne avec force et emportement engagé si ce n’est rageur, façon Smaïn première période, le rêveur utopique, dont les aspirations sont constamment mises à l’épreuve par la réalité implacable. Sa performance est marquée par une vulnérabilité touchante qui résonne longtemps après la fin du spectacle.

Effondrement théâtral

L’une des caractéristiques les plus marquantes de la pièce est la rupture de la représentation traditionnelle. À mi-chemin de l’opus, la fiction s’effondre pour laisser place à une discussion confuse ouverte entre les acteur·ice·s sur scène en arabe, français et anglais, reflétant les véritables divergences politiques et personnelles. Cette interruption volontaire de la narration ajoute une couche de réalisme brut et engage le public dans une réflexion profonde sur les enjeux représentés.

Peut-on faire du théâtre alors que 70’000 personnes voire davantage sont mortes depuis le 7 octobre et qu’une région palestinienne de 41 km de long sur 10 km de large est quasi-intégralement détruite ? Cet épisode où les acteur·ice·s s’emploient à ne pas jouer, mais être, est un exercice périlleux. Il voit le metteur en scène Hervé Loichemol proposer de rembourser le public « pour Gaza ». Elle garde une dimension volontairement ébauchée que la mise en scène ne semble pas avoir souhaité théâtraliser.

Pertes

Cette réalisation s’inscrit dans le temps long. Parmi les premières images, l’œil suit la projection d’archives filmées en noir et blanc sur des panneaux bientôt coulissants. Elles témoignent de violents affrontements entre de jeunes Palestiniens armés de fronde et les snipers de Tsahal lors de La Marche du retour, manifestations palestiniennes ayant débuté le 30 mars 2018 dans la bande de Gaza. Elles furent mises en place par la société civile gazaouie et soutenues par le Hamas.

Quelque 200 Palestiniens sont tués et des milliers blessés par des tirs de Tsahal. Pour mémoire, lors de cette Marche, les Palestiniens défendaient leur droit au retour sur les terres et dans les maisons dont leurs familles avaient été expulsées lors de la création de l’État d’Israël en 1948. Ce droit est explicitement reconnu par la résolution 194 des Nations Unies.

À l’écran, avant ces films d’époque, se dessine comme une brûlure pouvant évoquer l’orifice d’une balle et l’œilleton d’une caméra. C’est le début d’une trajectoire. Celle d’un regard. Celle d’une balle. Cette idée est reconduite à la fin de la pièce par le monologue oscillante entre Martin Luther King (« J’ai un rêve… » et George Perec (« Je me souviens… ») du créateur imaginaire de ce métro dystopique, alter ego de l’artiste plasticien Mohamed Abusal : « Je rêve de connaître celui qui a tiré la balle qui m’a arraché la jambe/Je rêve de boire un coup avec lui/Je rêve de lui demander ce qu’il pense… Je rêve… d’une balle encore plus intelligente qui aurait explosé dans le canon du fusil… Je rêve d’un soldat qui aurait refusé de tirer.»

Percuter l’actualité

La pièce déploie aussi toute une réflexion sur le temps passé dans l’emprisonnement formé par Gaza. Mais aussi la capacité à faire des distances et du temps des illusions réductibles à travers les récentes découvertes de scientifiques chinois. Ces constats notamment autour des controversés trous de ver ou portails de l’espace chers à la science-fiction et notamment au bijou d’animation l’animation, Spider-Man. Across the Spider-Verse (2023) intriguent et séduisent. Ainsi l’espace quotidien des Palestinien·ne·s est-il quotidiennement fragmenté façon puzzle et contraint, les déplacements étant empêchés et souvent impossibles.

Depuis sa création à Jénine en Cisjordanie occupée, Le Métro de Gaza, joué en arabe, avec des surtitres en français, a acquis une résonance encore plus profonde dans le contexte de la guerre actuelle. La pièce, bien que née d’une vision artistique, se trouve inexorablement liée aux événements tragiques qui secouent Gaza, rendant son message d’autant plus pertinent et urgent.

Voici un cri d’espoir, une démonstration de résilience à travers l’imaginaire. La production offre une perspective unique et poignante sur la vie palestinienne sous siège. Côté veine documentaire, le plasticien de Gaza témoigne de son quotidien sous les bombes, de son immeuble détruit et des lettres M de son métro imaginaire brisées. Évoquant un « Génocide », il s’exprime en voix off sur fond de sa photo dans les décombres de son appartement totalement détruit et éventré : « Je me suis dit que je ne devais pas arrêter mon travail… », avance-t-il. Mohamed Abusal a récemment pu fuir l’enfer de Gaza selon le metteur en scène. Hervé Loichemol et son équipe nous rappellent, à travers cette œuvre, l’importance de l’art comme moyen de résistance, de transformation et interrogation sociale.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Le Métro de Gaza. d’après une œuvre de Mohamed Abusal, texte de Khwala Ibraheem et Hervé Loichemol,  du 31 mai au 2 juin 2024 au Théâtre de Vidy.

Mise en scène : Hervé Loichemol

Avec Nisbat Serhan, Yasmin Shalaldeh et Ahmed Tobasi

https://vidy.ch/fr/evenement/le-metro-de-gaza/

Photos : ©Gilles Vuissoz (photos du spectacle) et ©Mohamed Abusal (photos de l’installation)

[1] Comme le metteur en scène et co-dramaturge Hervé Loichemol y a insisté avant la première européenne de la pièce au Théâtre de Vidy, le 31 mai, l’appellation « Métro de Gaza » n’a rien à voir avec les « Tunnels du Hamas » que Tsahal surnomme « Le Métro de Gaza ». Ce réseau labyrinthique aux usages diversifiés serait de quelque 500 kilomètres. Leur destruction est l’un des buts de l’offensive armée. Voir : https://www.lemonde.fr/comprendre-en-3-minutes/article/2024/02/04/que-sait-on-des-tunnels-du-hamas-dans-la-bande-de-gaza-comprendre-en-trois-minutes_6214705_6176282.html

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