Les réverbères : arts vivants

Bunker : qui manipule qui ?

Le Collectif Superamas était de retour à l’Usine à gaz de Nyon pour brouiller les frontières entre la fiction et le réel. Dans Bunker, iels nous emmènent dans les méandres de la manipulation, sur fond de complotisme et de discours pseudo-médicaux. Brillant.

On avait adoré le Collectif Superamas dans L’homme qui tua Mouammar Kadhafi. Partant d’une investigation du journaliste Alexis Poulin, ils avaient imaginé un spectacle, entre fiction et réalité, sans qu’il ne soit possible de démêler le vrai du faux. Le préambule de Bunker consiste en des extraits audio d’un médecin parlant des expériences de Gazzaniga sur le cerveau coupé en deux, entraînant une absence de maîtrise de ce qu’on fait, qui conduit étonnamment à des mensonges auxquels on croit réellement. Gardez bien cette idée en tête. Suite à cela, les deux membres de Superamas nous expliquent que ce qu’ils vont nous raconter ce soir est une histoire vraie, basée sur le témoignage de Pauline Paolini. La comédienne, qu’ils ont rencontré lors du festival d’Avignon, leur raconte la terrible fin de sa sœur jumelle Emmanuelle, atteinte d’un cancer du sein et qui a refusé les traitements, après avoir été convaincue par un pseudo-médecin, le Dr. Kurtz, que tout provenait d’elle-même et qu’elle seule pouvait se soigner. Un bien étrange médecin adepte de santé quantique. Le spectacle est donc lancé par une interview de Pauline Paolini, qui explique tout le processus, du diagnostic du cancer de sa sœur, à l’accompagnement de celle-ci, jusqu’à ce qu’elle tombe dans les filets de cet étrange docteur. Pour créer le spectacle, les Superamas ont décidé de mener une véritable investigation autour de ce docteur : Pauline s’est prêtée au jeu, suite au refus du docteur d’accorder une interview, en se faisant passer pour une fan. Mais voilà que l’investigation nous conduit sur des chemins bien inattendus…

Jeux de manipulation et de conviction

Le processus imaginé par les Superamas est toujours admirablement construit. Comme dans leur précédent spectacle, ils partent d’une histoire vraie – ou fictionnelle – et en tirent les fils jusqu’à brouiller totalement les pistes : on ne distingue plus la réalité de la fiction. Si bien qu’on ne sait jamais si on est en train de découvrir la vérité ou de se faire complètement berner. Ce mélange de sentiments s’applique particulièrement bien à la thématique de ce spectacle, où la pseudo-science nous conduit à des théories du complot…

Dans Bunker, l’enquête est appuyée par un écran, sur lequel sont d’abord projetées des étapes du processus de création : les réunions entre Pauline et Superamas pour choisir les angles, savoir ce qu’on va montrer ou non au public, mais aussi les appels et autres sollicitations auprès du Dr. Kurtz, lequel se montre particulièrement vindicatif. Des extraits des vidéos proposées par le pseudo-docteur sur son site nous sont également montrée : d’abord inoffensives, invitant chacun·e à rééquilibrer son alimentation et à mieux être à l’écoute de son corps, elles dérivent rapidement sur d’autres dimensions bien plus dangereuses. On aperçoit également l’enregistrement des caméras cachées de Pauline, lors de ses entretiens avec le docteur, dont les scènes sont réinterprétées en live, faut d’images. Un élément nous surprend alors : le cauchemar de Pauline autour du Dr. Kurtz et de sa sœur nous est, lui aussi, montré à l’écran. Et alors les pistes sont complètement brouillées. Où est la part de réalité ? À quel moment est-on entré dans la fiction ? La fin du spectacle nous éclairera, mais hors de question de vous la dévoiler ici…

Bunker place ainsi le public en position de manipulé. Mais on ne sait ni à quel point, ni à quel moment cela a commencé, ni encore à quel instant on en prend conscience. Serait-ce donc cela, l’illustration de l’anglicisme mindfuck ?

Une expérience théâtrale

La force du collectif Superamas est de proposer une expérience immersive, sous la forme d’une performance. Dans ce spectacle, il est question avant tout de manipulation et d’une certaine forme d’aliénation. On en revient alors à l’expérience de Gazzaniga dont on nous parle au début. Pour la résumer, le médecin coupe les ponts entre les deux hémisphères. Le patient, en lisant un mot qui s’affiche sur un écran, suit les indications sans réfléchir (l’hémisphère droit agissant sans analyser) et quitte la salle. Quand on demande au patient pourquoi il est parti, on s’attend à ce qu’il ne sache pas, l’hémisphère gauche, plus conscient, ne communiquant pas avec le droit. Pourtant, il « invente » une excuse, à laquelle il croit réellement. On perçoit alors toute la tension entre intuition et conscience, ou rationalité, soit deux manières de penser. Et lorsqu’on entre en situation de stress, on aura plutôt tendance à faire confiance à notre intuition, facilement manipulable. On vous laisse faire le lien avec la situation d’Emmanuelle et du Dr. Kurtz…

Dans la seconde partie du spectacle, au cœur de l’investigation, un étrange personnage parcourt le plateau, interrompant les scènes pour nous éclairer – ou nous embrouiller – en nous narrant de drôles d’anecdotes, plutôt mystérieuses. Ce personnage ressemble étrangement au Joker de Batman. Quant on connaît un peu le personnage, on connaît son goût pour l’humour sadique, mais surtout la folie dans laquelle il est peu à peu tombé, ne faisant plus vraiment la différence entre sa réalité et la vraie…

Bunker s’attelle ainsi  décortiquer les processus de la manipulation, à la fois en examinant ce qui se passe dans le cerveau, mais aussi les discours qui y conduisent. Avec les pires dérives que cela peut entraîner : on parle ici de théories du complot autour d’un gouvernement mondial caché, dont on attend que les projets soient enfin révélés au grand jour. Le spectateur, comme Pauline avec le Dr. Kurtz, le vit, tout en découvrant cette folle histoire. Jusqu’au moment où cela fait tilt dans nos esprits, sans doute à un moment différent pour chacun·e, et que l’on comprend enfin comment cela fonctionne. On ne peut donc qu’applaudir le fabuleux montage dans lequel les Superamas nous entraînent, pour nous plonger au cœur de ce procédé. Tout en nous mettant en garde contre les charlatans et les dérives des réseaux, qui peuvent si vite nous influencer…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Bunker, conçu, écrit et réalisé par le collectif Superamas, les 30 et 31 mai 2024 à l’Usine à gaz.

Mise en scène : Superamas

Avec Pauline Paolini et Superamas

https://usineagaz.ch/event/bunker/

Photos : ©Usine à gaz

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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