Les réverbères : arts vivants

Comment l’horreur s’insinue dans les esprits

À la scène Caecilia, José Lillo emmène le public dans un texte d’une complexité et d’une violence inouïe. Avec Troisième Nuit de Walpurgis, il signe une performance hors du commun pour nous rappeler comment l’horreur du nazisme est entrée petit à petit dans les esprits du peuple allemand.

En 1933, Karl Kraus, auteur autrichien, signe une réflexion autour de la montée du nazisme. Si, au moment d’écrire – et c’est la phrase introductive du spectacle – il dit ne pas savoir quoi pense d’Adolf Hitler, son opinion évolue bien vite. Durant cinq mois, il rédige ses pensées, au gré de l’avancement des événements. En s’intéressant à ce qui se passe, aux échos qu’il entend, aux articles de presse et autres discours de l’opinion publique, il cherche les responsables. Ou plutôt se questionne sur la culpabilité de chacun·e et son rôle dans la montée de la haine. Et voilà l’auteur qui se questionne sur le rapport entre l’intellect et la propagande, et comment cette dernière a envenimé le premier. Le titre de son pamphlet n’est pas anodin : la nuit de Walpurgis est une fête païenne, assimilable au sabbat des sorcières. Dès lors qu’on sait qu’il y est question d’invocation du diable…

D’abord un texte

On pourrait qualifier Karl Kraus de visionnaire, tant l’auteur avait déjà tout compris dès les prémisses de l’horreur. Pour appuyer son propos, il cite régulièrement Faust et Shakespeare en explorant les mécaniques de l’histoire et ce qui revient de manière cyclique. Comme dans Macbeth, les fantômes ne sont jamais loin…

Troisième nuit de Walpurgis, c’est aussi un texte d’une extrême complexité. Le langage y est soutenu et c’est aussi à travers lui que réfléchit l’auteur. Car il a bien compris que le choix des mots importait particulièrement pour la propagande nazie. Il est difficile ici de retranscrire avec précision toutes les étapes de la réflexion, tant celle-ci est complexe. Karl Kraus mélange avec une grande finesse le fond et la forme, qu’il juge totalement indissociables. Sa réflexion autour des jeux politiques, des influences et regards externes, sans oublier le rôle de la presse, loin d’être négligeable, rendent le propos parfois difficile à suivre. Mais qu’importe : c’est l’ensemble qui fait réfléchir. Petit à petit, le lien entre les différentes parties de son texte et les différents acteurs du changement politique s’éclaircissent, et l’on perçoit tout l’étendue de l’horreur qui attendait le peuple allemand et mondial, plusieurs années déjà avant la guerre.

Et surtout une performance

Avant l’entrée de José Lillo sur la scène, le public a le temps d’observer le décor. Tout y est sobre : un drap blanc avec pour seule inscription « 1933 » trône au fond de la scène, au-dessus d’un petit haut-parleur auquel est branché un micro. Sur la gauche, une chaise avec une bouteille d’eau. À droite, on découvre une chaise et une table, sur laquelle est déposé un grand journal avec un article de presse. Au pied de celle-ci, on peut apercevoir le livre qui nous sera cité ce soir. Puis José Lillo entre en scène, tout de noir vêtu. On pourrait d’abord penser que tout sera statique, voire monotone, car l’acteur se tient debout, statique et débite le texte avec sa voix grave et douce.

Mais bien vite, tout évolue et le voilà qui monte en puissance. Est-ce alors lui qui porte le texte ou l’inverse ? Sans doute un peu des deux, tant ils paraissent se nourrir l’un l’autre. José Lillo alterne alors entre les tons, graves ou plus légers, incarnant les voix des différentes personnes qu’il cite, jouant sur l’humour de certains passages. Si ce dernier est parfois noir ou ironique, ces moments où l’on esquisse un sourire, voire un petit rire, se révèlent comme autant de respirations nécessaires au milieu du marasme qu’est cette Troisième nuit de Walpurgis. L’acteur et metteur en scène en profite pour mettre plus de mouvement : il s’assoit, utilise le micro pour citer des passages de propagande, se met à la table, selon les personnages convoqués. Les mouvements rendent la mise en scène plus dynamique, ponctuée d’un habile jeu de lumières qui oscille entre moments sombres et d’autres plus lumineux. Un symbole d’espoir ?

Avec tout cela, José Lillo et le texte qu’il porte jouent sur nos émotions. Outre les brefs moments de répit déjà évoqués, l’envie de vomir nous submerge lorsqu’il raconte comment des soldats ont rasé la tête d’une femme et l’ont forcée à se traîner dans la rue, ses nattes accrochés à un panneau qu’elle portait autour du cou, pour dire qu’elle avait entretenu une relation avec un juif. À chaque moment, on a envie de s’insurger, de se lever, ou de pleurer. Difficile de rester stoïque face à ce qui nous est raconté. Avec cette impression que l’histoire se répète, ici et là, et qu’on peine à apprendre de nos erreurs passées… Jusqu’à ce qu’une question finale nous tourmente : comment n’a-t-on pas réagi plus tôt ?

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Troisième nuit de Walpurgis, de Karl Kraus, traduit par Pierre Deshusses, du 31 janvier au 4 février 2023 à la Scène Caecilia.

Adaptation et mise en scène : José Lillo

Avec José Lillo

Photos : © José Lillo

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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