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L’enfant de Mers el-Kébir : l’enfance, le port, la vie

Aujourd’hui, Anaïs Rouget vous fait voyager en Algérie, entre grande Histoire et histoire intime : un récit touchant, avec L’enfant de Mers el-Kébir de Sophie Colliex.

« Michel vient d’avoir huit ans. Depuis l’aube de sa vie, ce soleil brûle sa peau, cette moiteur colle à son corps. Ses yeux s’ouvrent sous ce ciel. Ses membres se développent sur les versants des djebels et sur les plages de la baie qu’il parcourt du matin au soir, au gré de sa fantaisie. Ses sens s’éveillent sur le port de pêche aux effluves puissants : odeurs de bois humide, miasmes de rouille montant des bateaux, émanation de mazout et de l’acétylène des lampes, relents de poissons amplifiés par l’humidité et la chaleur de l’Afrique. Le monde entier lui appartient. Et le monde, c’est la vaste baie en demi-lune de Mers el-Kébir. » (p.19)

« Été 1939, Mers el-­Kébir » : on découvre un petit garçon, Michel, et sa famille, Moman et son caractère bien trempé d’Andalouse, Papa, pêcheur taciturne, Tessa, sa jolie sœur adolescente et Joanno son grand frère adoré. On découvre le port de Mers el-Kébir, l’Algérie, son atmosphère, ses paysages, sa langue, ses odeurs presque. Il y a un petit air de Camus[1], car c’est le même pays, la même tendresse et le même brin de nostalgie. Et on découvre aussi une époque, parfois oubliée – ou délibérément mise de côté – car le roman se déroule entre 1939 et 1951 et nous plonge dans la vie d’une famille en Afrique du Nord, durant la Seconde Guerre mondiale. Il nous fait aussi traverser ce qui vient après : les changements culturels et sociaux qui arrivent, la mondialisation qui monte, la décolonisation qui vient presque déjà, imperceptibles : les personnages vieillissent, grandissent, on voit les différences générationnelles (entre la mère et la fille notamment) poindre. Le port, un personnage presque aussi important que Michel, le petit héros, change lui aussi, entre port de pêcheurs, base navale et forteresse antiatomique. Ça pourrait presque être un témoignage, c’est aussi un devoir de mémoire, une autre vision de l’Histoire qu’on a apprise à l’école. On imagine bien certaines scènes du roman en noir et blanc, comme des images d’archives, à ceci près que ce que nous raconte ce livre, ce sont avant tout des sentiments, des rencontres humaines. Du drame collectif ou du drame individuel, on ne sait plus quel est le filigrane, et l’histoire n’en est que plus touchante car elle devient intemporelle.

« Cette fois, ça y est, la guerre a éclaté. La patrie a besoin de tous ses hommes pour la défendre. En septembre 1939, les bataillons de l’armée d’Afrique bouclent leurs paquetages pour rejoindre la France. Les gars du village en âge de se battre sont appelés au front. Joanno d’Ambrosio, Nicolas Sorano et beaucoup d’autres s’apprêtent à embarquer pour Marseille. Depuis que l’ordre de mobilisation a été placardé dans le village, Moman ne cesse de pleurer.
– Tu vas partir si loin, mon fils ! Tu vas risquer ta vie, gémit-elle à longueur de journée.
– Mais non. Je ne risque rien. On va vite la gagner, cette guerre, la rassure Joanno. Et puis la France, ce n’est pas si loin.
Qu’est-ce que tu en sais, tu n’y es jamais allé !
Maman, ça sert à quoi ce que tu dis là ? Je dois partir, je n’ai pas le choix. C’est notre devoir de nous battre. La France a besoin de nous.
La France a besoin de toi ! Tu m’en diras tant. Qu’est-ce que ça peut nous faire ? Et nous, alors, on n’a pas besoin de toi ? » (p. 37)

On voit cette guerre à travers les yeux d’un enfant, ses drames, ses joies, ses jeux, ses amis, ses émois. On le voit grandir, se découvrir, faire des choix, des bêtises aussi. On se rappelle sa propre enfance, ses propres bêtises – et les punitions qui allaient avec ! –, sa propre bande de copains. On repense au Petit Nicolas, au Sac de billes ou à La guerre des boutons, on revoit les adaptations des romans de Pagnol, les photos aux bords crénelés des albums de Grand-maman. On en rit ; on en a le cœur serré d’émotion.

« Par-dessus ses lunettes rondes, le regard inquisiteur du maître survole les nuques studieusement courbées. Michel observe ses copains. Il n’a pas vu d’où est partie la mouche. Samir Tadouri, paniqué, secoue la tête en signe de dénégation. Ce n’est pas lui ! Il est dans ses petits souliers, car la semaine dernière, les mouches enfermées dans l’encrier, c’était lui. Il y avait tellement de mouches dans l’encrier que le maître n’a pas cherché longtemps d’où venait l’odeur nauséabonde. Samir a dû copier « je n’enferme pas de mouches dans un encrier » à toutes les formes et à tous les temps de l’indicatif et du subjonctif. Pas de chance que la mouche se soit écrasée au plus mauvais endroit : sur le bureau du maître. Norbert dissimule son visage au creux de son bras replié. » (p. 93)

Avec beaucoup de douceur et de pudeur, Sophie Colliex nous livre l’histoire d’une quête de soi – le roman didactique et la retenue ne sont pourtant pas très à la mode : Michel se découvre et apprend à s’accepter, et les gens autour de lui suivent le même chemin, à leur manière, comme on le fait tous. Il trouve des choses qu’il ne cherche pas aussi, il se découvre un don, aussi précieux qu’un pouvoir magique. Ce processus de conscience, Sophie nous l’offre sans lourdeur, dans toute la beauté du non-dit, la poésie du quotidien, de la vie, tout simplement. Le lecteur, comme Michel, est invité à prendre son temps, à vivre le temps présent avant tout. Et à se laisser emporter. Il lui en restera beaucoup de tendresse et de nostalgie : le délicieux goût de la magie des livres…

«Les premières lueurs de l’aube tirent l’enfant du sommeil bien avant le reste de la maisonnée. Il bondit hors du lit et s’avance devant le sapin. Le corps rose et potelé du Divin Bébé repose sur sa couche de paille. Le père Noël a déposé quelque chose pour lui : il y a un paquet entre ses deux souliers. Le cœur battant, les mains tremblantes d’excitation, Michel défait le papier brun et découvre une boîte en fer-blanc, très longue et plate. Le mot « Genève » est écrit sur le couvercle, juste en dessous du dessin représentant une très haute montagne, en forme de croc couverte de neige. Retenant son souffle, Michel ouvre la boite et écarquille les yeux. Il n’a jamais rien vu d’aussi beau. » (p. 67)

Anaïs Rouget

Référence : Sophie Colliex, L’Enfant de Mers el-Kébir, Genève, Encre Fraîche, 2015.

Photo : ©sophie-colliex.com

[1] La dédicace est d’ailleurs une citation du Premier homme.

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