Une porte d’entrée pour aimer le théâtre
Jusqu’au 10 mars se joue au Théâtre de Carouge un spectacle total signé Robert Sandoz montrant toute la palette interprétative de quatre formidables comédien·ne·s qui nous entraînent dans une adaptation théâtrâle ébouriffante du chef d’œuvre cinématographique de Jean Renoir : la Règle du jeu.
Il y a des pièces qui ont cette grâce. Celle de faire aimer le théâtre. De permettre à des non-initiés de « tomber dedans » comme Obélix dans la marmite. Je me souviens que ce fut le cas pour moi lorsque, en 1982, j’ai découvert à la Comédie L’oiseau vert de Carlo Gozzi mis en scène par Bruno Besson. J’avais 14 ans et le théâtre m’est « tombé dessus » comme le ciel sur la tête des Romains. Quarante-et.un ans plus tard, en écrivant ce papier, le frisson demeure.
Alors l’autre soir, dans la petite salle du Théâtre de Carouge, en regardant le fantastique travail de direction d’acteurs, en admirant l’ingéniosité de la scénographie, l’intensité des chorégraphies, le symbolisme des vieux postes de radio, le burlesque des lapins tombant des cintres, le spectaculaire des changements de personnages, les différents niveaux de lecture du texte, l’utilisation vintage du son, j’ai repensé à Besson. Et à une certaine filiation avec Robert Sandoz. Celle des metteurs en scène qui mettent tellement d’humanité dans leur travail que celui-ci touche au plus profond l’âme du public. Ces précieux moments de rencontres avec la vibration du plateau prennent ensuite place dans l’intimité du temple de nos émotions fortes. Et nous font aimer le théâtre pour la vie.
Comme bon nombre d’ados présents ce soir-là, je n’ai pas vu le célèbre film de Jean Renoir d’où est tiré l’adaptation théâtrale en question. J’avais juste un peu lu sur le sujet, compris qu’il s’agissait là d’un moment important du cinéma, une histoire de profondeurs et de multiplicité de champs qui donne force à l’image et à la vie, un mouvement inédit avec une foule d’acteur·ice·s, un propos séculaire sur le mensonge et l’amour… et un scandale autour d’une partie de chasse pendant laquelle de vrais animaux auraient été maltraités… Je me demandais donc ce que j’allais comprendre de ce chef-d’œuvre pour lequel visiblement je manquais de références. Une vague appréhension m’habitait, comme souvent : celle de ne pas être à la hauteur de l’objet artistique regardé, faute de culture. Un relent d’illégitimité face à tou·te·s les intellectuel·le·s de la scène qui nous éblouissent de leurs connaissances. Quitte à faire du théâtre une chasse gardée[1].
Or bonheur. Le parti pris de Robert Sandoz fait partie de ceux qui permettent au profane de découvrir le théâtre de la meilleure des manières possibles. Et au spectateur-bourlingueur d’être re-saisi comme la première fois par la magie du spectacle vivant. Et c’est là l’inouie force d’un théâtre populaire de qualité qui donne à réfléchir sans moraliser. Un théâtre qui permet à chacun·e d’y entrer, de prendre ce qu’iel souhaite et d’apprécier le voyage. Sans avoir besoin de quelconque pré-requis en amont ou autre médiation en aval. Une pièce comme une porte d’entrée accueillante sur l’art absolu du théâtre. Gageons que bon nombre d’ados, forts de cette première expérience féconde, y reviendront. Et parmi eux se cache assurément la-le prochain·e Bedoz ou Sansson…
Parlons un peu de l’histoire. De ce besoin d’aimer et être aimé qui traverse nos vies. En 1939 comme chez Orphée ou Marivaux. Depuis la nuit des temps, difficile de faire plus fort comme résonance. Cet amour qui se joue des classes sociales tant il provoque chez le bourgeois comme chez ses employés les mêmes vicissitudes. Nous sommes tous les jouets de l’amour qui se joue de nous dans le jeu de la vie dont les règles sont constamment détournées par des joueur·se·s qui trichent et (se) mentent.
L’amour et le mensonge. Deux mamelles auxquelles nous n’avons de cesse de nous abreuver. Renoir, inspiré de Pascal, dit quelque chose d’essentiel de nos conditions humaines. Nous cherchons l’amour, cet amour qui a des raisons que la raison ignore. Et celui-ci nous rend capable du meilleur comme du pire. L’amour fait vivre, grandir, jouir, trahir et mourir. La vie, quoi. Et nous avec.
Dès l’atterrissage du pilote André Jurieux qui vient de traverser l’Atlantique pour éblouir sa prétendante Christine, nous assistons à une performance d’acteurs hors du commun, digne du célèbre transformiste Léopoldo Fregoli qui, au tournant du XXème siècle, était capable d’interpréter jusqu’à cent rôles costumés dans le même spectacle. Souvenons-nous que dans le film de Renoir il y avait une trentaine de rôles. Il fallait donc trouver un parti pris de mise en scène audacieux pour que seul·e·s deux actrices et deux acteurs puissent au théâtre endosser l’ensemble de la distribution. C’est une gageure réussie haut la main. Les quatre interprètes relèvent ainsi, avec une énergie débordante, le défi de jouer l’ensemble des personnages. Le multitalentueux Lionel Frésard a vraiment la dégaine et le classicisme d’un aviateur sorti d’un roman de Saint Exupéry. La géniale Brigitte Rosset démontre une nouvelle fois qu’elle peut tout jouer avec crédibilité et une puissance humoristique inouïe, de Fo à Goldoni en passant par Molière et ses trop chouettes « seule en scène ». Quel plaisir aussi de retrouver la talentueuse Mariama Sylla qu’on avait laissé avec l’orginal Hercule à la Plage avant de la voir surgir des sièges rouges de Pitoëff pour prendre sa part au débat socratique sur la République de Platon. Et que dire, si ce n’est notre admiration, devant le travail d’acteur de Diego Todeschini, incroyable de violence en vieux cuisinier caractériel ou si bien engoncé dans l’hypocrisie de sa bourgeoisie en hôte des lieux ?
Ainsi, nos quatre compères, à partir d’un personnage principal, endossent aussi la plupart des autres rôles. Et le tour est joué. Si cela est millimétré au début pour que le public comprenne le jeu, force est de constater que peu à peu les changements s’opèrent de plus en plus à vue, renforçant ainsi l’effet comique d’un jeu social dans lequel tout le monde est un peu perdu à force d’endosser tant de masques. Dans la pièce, Christine n’a pas attendu le retour d’André et s’est mariée avec un marquis qui la trompe avec Geneviève, amie d’un homosexuel. Lisette, la servante de Christine, est quant à elle mariée avec Schumacher mais tombe amoureuse du braconnier Marceau. Le domestique Corneille et le mystérieux Octave regardent en prenant aussi leur place dans une ronde que Schnitzler aurait certainement appréciée. La comédie virera finalement au drame – comme dans la vie où les histoires d’amour finissent mal… en général – mais on y aura appris beaucoup.
La performance des acteur·ice·s est amplifiée par une scénographie tout autant dynamique. D’une disposition initiale assez classique – trois portes à jardin, deux à cour – les murs vont eux aussi se transformer, bouger, créant une heureuse cacophonie et des nouveaux espaces encombrés par de magnifiques postes de radios d’un autre temps, ce temps d’une bourgeoisie engoncée dans un mode de penser réactionnaire qui ne voit pas venir les révolutions, ici celle des mœurs qui préfigurent la libération des droits de la femme.
Alors merci. Merci pour tout ça, pour nous permettre de réfléchir légèrement à la profondeur de nos paradoxes, à ce dilemme magnifique qui nous fait continuer encore et toujours à « danser sur le volcan ». Bien sûr, il n’y a pas de réponse, l’important étant de se poser la question. Cela donne envie d’y revenir. J’ai d’ailleurs acheté quatre billets pour la représentation du 7 mars. J’y retourne en famille avec l’espoir que mes enfants trouvent autant de bonheur que moi dans ce spectacle total.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
La règle du jeu, de Jean Renoir, d’après Musset et Beaumarchais, au Théâtre de Carouge, du 24 janvier au 10 mars 2023.
Adaptation et mise en scène : Robert Sandoz
Avec Lionel Frésard, Brigitte Rosset, Mariama Sylla et Diego Todeschini
Photos : © Guillaume Perret et Pierre Montavon