Les réverbères : arts vivants

Sortir de la caverne

José Lillo, entouré d’une agora de formidables comédien·ne·s, porte à la scène la République de Platon dans un spectacle brillant qui montre comment la démocratie peut dégénérer en démagogie à travers l’exercice du pouvoir.

République : Forme de gouvernement où le chef de l’État n’est pas le seul à détenir le pouvoir qui n’est pas héréditaire. Platon : Philosophe grec antique (2428-2348 avant Jean-Luc Bideau), élève de Socrate et critique des Sophistes.

Comment théâtraliser une joute verbale écrite il y a 2500 ans ? Comment rendre accessible un texte ardu et important sur des valeurs cardinales de l’humanité ? D’abord, en s’entourant d’une brochette d’actrices et d’acteurs exceptionnels qui savent vulgariser par le naturel donné à leurs discours la complexité des idées développées par l’immense philosophe. Ensuite, en ayant une idée de mise en scène qui crée le vertige entre hier et aujourd’hui. Soit, de placer dans la bouche de femmes et d’hommes politiques actuels des propos millénaires exprimés lors d’une conférence universitaire. Ceci pour montrer la ligne d’horizon jamais atteinte vers la liberté, l’égalité et la justice. Finalement, en mêlant à la foule du peuple (le public) des Socrate de tous bords venant questionner les puissants, là-haut sur scène. Le dispositif ainsi pensé fonctionne très bien et permet d’embarquer chacun·e dans un voyage politico-philosophique saisissant.

Alors on écoute. Avec concentration, tant la dialectique donne à réfléchir et convoque une intelligence à contre-courant de la googlisation actuelle de la pensée. On se rend vite compte qu’il va falloir s’accrocher pour trier les arguments et contre-arguments sur des sujets qui renvoient aux fondamentaux de la morale. On est captivé par le sophisme du pouvoir et on comprend mieux pourquoi, étonnamment, on y croit à chaque élection. On est séduit par un discours, une posture, le charisme de tel ou tel protagoniste. Dans un des nombreux grands écarts que peut faire notre cerveau durant ce périple intellectuel, on fait des liens avec la novlangue de George Orwell[1] et on se dit que le langage, selon comme on s’en sert, peut vraiment être un instrument d’émancipation ou de domination du peuple. On sent le terreau de la démocratie frétiller sous les idées, on se plaît à rêver d’un monde dans lequel les paroles seraient enfin articulées aux actes…

Bien sûr, face à la densité du propos, l’attention parfois se disperse, l’écoute devient plus flottante dans la succession des monologues parfaitement habités par ce gremium d’artistes comptant parmi ce qui se fait de mieux en matière de théâtre aujourd’hui dans notre République. Le théâtre de la République… Le théâtre de la vie… Les multiples démonstrations oratoires portées à la scène permettent de relativiser nos petites conditions humaines dans un équilibre subtil entre gravité des thèmes abordés et espoir du champ des possibles.

Il y a d’abord cette vision de la vieillesse enfin débarrassée du « maître rageur et sauvage de l’amour[2] ». Puis, ce dialogue qui laisse pantois pour savoir si la nature humaine est intrinsèquement juste ou injuste. Sommes-nous moraux uniquement par peur de la sanction ? Que penser de la légende de l’anneau de Gygès ? Oui, que ferions-nous de nos envies si nous étions invisibles et sans compte à rendre..? Ainsi, obliger les hommes à l’interdépendance, en créant une cité idéale permet alors de politiser la nature de la justice en organisant des règles pour vivre ensemble. De plus, l’homme ne se suffisant pas à lui-même, nous pouvons alors profiter du travail de l’autre pour remplir les attentes du plus grand nombre. Mais attention à l’expansion malsaine des besoins superflus qui risque de conduire à la guerre… Un plaidoyer visionnaire pour la décroissance… Quelle modernité décapante dans cette sagesse nous venant du fond des âges.

Et tout le reste du texte est du même acabit. Pour ne citer que quelques bribes (l’œuvre se compose de dix livres…) : l’élan indispensable qui doit être donné à l’éducation y compris celle des femmes qu’ « il faut former aux mêmes disciplines que les hommes » (Ueli Maurer a-t-il lu Platon ?), la question irrésolue de la censure (peut-on avoir accès à tout ce qui se dit et s’écrit au nom de la liberté ?), le projet d’une communauté sans possession individuelle (Platon est-il le premier communiste ?), l’importance fondamentale de la tempérance (la juste mesure), le rôle de la philosophie et du politique, et bien sûr l’allégorie de la caverne par laquelle est démontrée la différence entre ce que l’on considère comme vrai parce qu’on croit le voir et l’élévation vers le monde des idées…

La République de Platon est un essai inépuisable vers l’utopie de sociétés plus égalitaires qui peuvent tout autant amorcer des mécanismes totalitaires. Et devant ce dilemme éthique irrésolu, seule la connaissance philosophique pourrait nous éviter le pire en entraînant la pensée critique dans une conflictualité d’idées pacifiques. « Être d’accord de ne pas être d’accord[3] » dans une fraternité d’idées qui nourrit la culture, la résilience et l’espoir… « Apprendre à penser contre soi », disait Jean-Paul Sartre.

C’est une captivante leçon éthique de citoyenneté qui nous est ainsi offerte. Rousseau a dit de l’œuvre de Platon que « c’est le plus beau traité d’éducation qu’on n’ait jamais fait ». Il faudrait dès lors assister maintes fois à ce spectacle pour en tirer toute la magie de sa puissance émancipatrice. Car à travers la doxa des différents régimes politiques critiqués (aristocratie, timocratie, oligarchie, tyrannie et dictature), ce sont bel et bien toutes les dérives possibles de nos démocraties qui sont soulignées. On est ébloui par la preuve que le mal est dans le pouvoir[4], ce mal si bien incarné par l’égoïsme des puissants qui, toutes époques confondues, priorisent leurs intérêts individuels sur le bien commun. Heureusement qu’Hadès, le maître des Enfers, les attend…

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

La République de Platon, adapté par José Lillo, au Théâtre Pitoëff du 11 au 23 octobre 2022.

Mise en scène : José Lillo

Avec Jean-Alexandre Blanchet, Felipe Castro, Guillaume Chenevière, François-Xavier Fernandez-Cavada, Charlotte Filou, Christian Gregori, Hélène Hudovernik, José Lillo et Mariama Sylla.

Photos : © Carole Favre

[1] Développée dans 1984.

[2] Citation tirée du texte de Platon

[3] Roland Junod

[4] Philip Zimbardo

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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