Les réverbères : arts vivants

Comment réagir face à l’horreur ?

Le 12 juin 2016, à Orlando, un homme entrait dans une discothèque et tuait 49 personnes. Horreur absolue, pour un crime qualifié d’homophobe. Dans Nous/1, Fabrice Gorgerat s’empare de l’événement et propose, à travers quatre soli de questionner nos réactions face à un tel événement.

Sur la scène nue de la salle du sous-sol du Grütli, on ne distingue qu’un écran en fond de plateau. Dessus s’affiche sobrement « Nous ». Après les événements de juin 2016, les télévisions américaines ont suggéré que l’auteur de la fusillade était un homosexuel refoulé ! Une explication rapidement reprise par les médias du monde entier, et acceptée par beaucoup. Pourtant totalement erronée et bien trop simpliste, elle apportait une réponse à l’horreur. Une réponse dont nous avons toutes et tous besoin pour aller de l’avant. Quitte à accepter un message qui sonne faux ? Dans Nous/1, Fabrice Gorgerat livre quatre réactions possibles à ce genre de tragédie. De quoi tenter de comprendre, d’expliquer, voire d’accepter l’horreur ?

Quatre soli pour quatre perspectives

Sur l’écran, alors que le « Nous » s’efface, il laisse place à un numéro et un prénom : « 1. Cédric ». Le premier à intervenir est Cédric Leproust, comédien homosexuel, qui, en l’espace de dix minutes présente, avec des mots – presque les seuls du spectacle – sa vision des choses. Il nous parle d’empathie, mais surprend rapidement. Ce n’est pas d’empathie envers les victimes dont il est venu nous parler, mais bien de celle pour le tueur. On a toutes et tous, à un moment de notre vie, pour diverses raisons, pensé à la violence, à tuer, à la mort. À travers une anecdote mettant en scène des poules, le comédien raconte cette exacerbation de la violence, pour laquelle il n’a pas vraiment d’explication. Elle est simplement montée, comme cela, et c’était grisant. Et pourtant, il n’a pas envie de se mettre à la place de l’agresseur, il s’y refuse. Avec un certain paradoxe qu’il faut entendre pour bien le comprendre, il nous met en garde contre les raccourcis et les explications faciles, sans pour autant nous demander d’accepter et de pardonner ce qu’il est impossible de pardonner. Tout au long du spectacle, nous garderons tout de même ce mot en tête : empathie.

Puis c’est au tour de Fiamma, assise sur une chaise alors que résonne un passage de la Bible parlant d’Apocalypse. Elle s’installe ensuite devant son ordinateur pour assister à un concert. Sa réaction à elle, c’est un total lâcher-prise : elle danse, crie, chante, se maquille de fausses moustaches, met des boules à facettes sur ses oreilles… Comme pour oublier et se vider la tête ? Il y a sans doute de cela. Mais la fin de sa séquence sombre dans la violence trash, qu’elle laisse sortir, comme un besoin d’expulser ce qu’elle ressent. Un moment fort, et difficile à encaisser. C’est alors que Ben fait son apparition. Enfin, pas tout à fait. Il y a d’abord des mots, projetés sur l’écran, où il tente de calculer la quantité de bière projetée au sol, évoquant Archimède et les corps meurtris plongés dans le liquide. Comme s’il était en état de choc, les propos tenus ne semblent pas cohérents par rapport à l’horreur de la situation. Mais n’est-ce pas là une manière de vivre les événements ? Une façon, peut-être de s’en détacher, d’en détourner le regard, ou alors de ne pas accepter, tout en comprenant que quelque chose dysfonctionne. Dans la suite de son solo, il débarque sur scène et entame une danse hypnotisante, sur fond de musique techno. Ses mouvements sont saccadés, comme si on avait accéléré l’image. Il reproduit les mouvements de tête précédemment évoqués, comme un mouvement de non, symbole du refus de l’horreur, mais aussi une manière de chercher de l’air, de respirer pour s’en sortir. On est scotché.

Enfin, c’est au tour d’Albert d’entrer en scène. S’installant dans son fauteuil, devant une télé qui diffuse les informations et parle de l’horreur, et alors que les sirènes résonnent : il fume, boit du champagne et mange comme si rien ne l’atteignait. Le détachement. C’est ce qui ressort de ce passage. Comme pour nous dire qu’il se tient loin de tout cela. Avant de prendre le public à parti et de rappeler des évidences nécessaires, changeant totalement la perception qu’on a de lui…

Rappeler des évidences

En anglais, comme un écho à l’origine du drame, il nous parle pour nous demander qui on est pour le juger, pour juger les événements. Peut-on tout contrôler ? Si c’est le cas, alors nous sommes responsables de la violence de ce monde, par tout ce que nous avons fait, de la colonisation au racisme, en passant par le passé esclavagiste et la construction des nations. D’où, sans doute, son détachement et son côté fataliste. C’est, en substance, ce qu’il nous dit, avant de conclure en nous rappelant : « It’s your fault. And you, my friends, are fucked ! »

Vous l’aurez compris, la qualité des performances, avec une économie de mots, fonctionne parfaitement pour transmettre au public les réactions possibles et tenter de remettre en question les explications trop simplistes que l’on entend souvent dans les médias. Pourtant, on peine à se sentir inclus dans le propos. Nous/1 laisse le public trop en distance pour que le message résonne encore plus fort. On y réfléchit, on y repense en sortant, mais on n’est pas sûr d’avoir tout saisi, et de faire partie de ce « Nous ». Le spectacle semble échouer, en partie, dans sa volonté de rassembler et nous laisse, de ce point de vue, un peu sur notre faim. Il n’en demeure pas moins un spectacle fort, porté par quatre comédien, performeuse, danseur, performeur magnifiques. Un propos qui demeure donc nécessaire.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Nous/1, de Fabrice Gorgerat, du 24 septembre au 3 octobre 2021 au Grütli – Centre de production et de diffusion des arts vivants.

Mise en scène : Fabrice Gorgerat

Avec Cédric Leproust, Fiamma Camesi, Ben Fury et Albert Ibokwe Khoza

https://grutli.ch/spectacle/nous-1-2/

Photos : © Grütli

Fabien Imhof

Co-fondateur de la Pépinière, il s’occupe principalement du pôle Réverbères. Spectateur et lecteur passionné, il vous fera voyager à travers les spectacles et mises en scène des théâtres de la région, et vous fera découvrir différentes œuvres cinématographiques et autres pépites littéraires.

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