Comment survivre à l'été ?La fontaine : divers

Comment survivre à l’été : 2 — Rayons verts

En deuxième partie de mon article sur la crainte de ne pas réussir son été, je me suis penché sur une alternative au « Summer Movie », située du côté de la nouvelle vague.

Un soir d’été maintenant lointain, aux dernières heures du ciel, j’étais assis sur une terrasse couverte, rafraîchie par des assauts ponctuels de brumisateurs. Le temps se comptait par intervalles entre un pssht et l’autre. La terrasse était fumeur, assez pleine, agitée par des conversations d’un certain niveau de culture. C’était à l’heure où l’on ne sert plus de cafés. Il avait fait encore un peu jour, puis plus. Je n’avais pas vu la nuit tomber.

Il y avait une discussion, dont je ne me souviens plus des tenants et des aboutissants, et ça n’a pas d’importance. À un moment, la personne qui me faisait face avait évoqué le titre d’un film. Ça s’appelait le Rayon Vert. C’était signé Éric Rohmer, et ça parlait d’été. Ça parlait, me disait-on, de quelqu’un qui…cherchait un rayon vert, cherchait des signes, trouvait une carte, je crois. J’avais répondu que j’irai le voir. J’irai voir à mon tour, pour à mon tour évoquer Rohmer, d’un côté ou de l’autre d’une de ces tables, et contribuer aux conversations légèrement snobs qui maintenaient en vie les murs de ce café.

La nuit qui suivit ce soir-là, je regardai Le Rayon Vert, assis à la table de la cuisine, en jouant aux cartes contre moi-même. Il se déroulait de la manière suivante :

Delphine, à quelques jours des grandes vacances, reçoit un appel au travail. Elle décroche : « Allo ? […] ah c’est vachement bien ça, t’es contente ? […] bah on peut se débrouiller pour y aller tous les trois […] Non mais tu me laisses tomber, c’est ça ? […] Non mais à deux semaines des vacances j’trouve ça vraiment dur, qu’est-ce que tu veux que je fasse ? […] Non moi j’trouve ça dur, excuse-moi. Bon ». Elle raccroche. À partir de ce moment-là c’est l’été. Et à partir de ce moment-là c’est la merde.

De juillet à août les séquences seront séparées par des cartons donnant la date. Le compte à rebours est lancé, et elle ne dispose pas de beaucoup de temps pour réussir ses vacances. Elle passe beaucoup de téléphones, dont plusieurs à son ex, Jean-Pierre (officieusement son ex, et officiellement situation compliquée. On connaît). On lui propose de partir seule en Espagne, mais bon, toute seule…et puis elle n’est pas très aventurière. Elle s’installe quelques jours chez des amis, mais elle se sent à contre-courant, se fait traiter de plante verte. Elle part. Et encore des appels, quelques rencontres, très brèves. Raconter ses malheurs à des gens qui n’y peuvent rien. Elle téléphone encore. Encore Jean-Pierre (on connaît). Elle part pour quelques jours à la montagne, se ravise, s’en va le soir-même. Puis elle tente la plage, Biarritz, où elle se retrouve dans une espèce de double date, qu’elle finit par fuir.

Toujours à Biarritz, sur un des murets qui surplombent la plage, elle surprend la discussion qu’entretiennent des petits vieux entre eux. Ceux-ci parlent d’un certain phénomène dont Jules Verne fait mention à l’intérieur de son livre Le Rayon Vert. Quelques rares fois, dit-on, à la toute dernière fraction de seconde de la descente du soleil derrière la mer, on peut observer un éclair vert furtif. Elle entend également que selon Jules Vernes « quand on voit le rayon vert on est capable de lire dans ses propres sentiments et dans les sentiments des autres ».

Elle est alors à la fin de son été et sur le point de partir lorsqu’elle fait la rencontre, dans une gare, d’un jeune homme qui va l’emmener spontanément à Saint-Jean-de-Luz.

C’est bientôt le soir, la dernière heure du jour. L’air devient surnaturel. Elle est assise avec lui, le nouveau venu, face au couchant. La musique, faite de cornes hypnotiques se mêle à ses sanglots soudains. Contre-champ du soleil qui descend, descend, encore. La musique s’intensifie, les deux ont à présent les yeux rivés vers cette plongée solaire. De l’autre côté l’astre descend, encore, encore. Silence soudain. Rayon vert.

Fin.

Il arrive certains étés que les choses s’imbriquent mal les unes avec les autres, de sorte qu’on se retrouve avec peu d’idées pour combler le temps à disposition. C’est un peu la cigale et la fourmi, mais dans le sens inverse. Entre les absent·e·s, les indisposé·e·s, le peu de marge pour organiser quoi que ce soit, on regarde les jours qui se dissipent progressivement et nous mènent à septembre sans que rien ne se produise. Certains étés, c’est l’errance. C’est fou ce que le temps paraît long dans ces journées qui filent étrangement très vite. Il n’y a parfois rien d’autre à faire qu’à penser, regard au plafond, où à pester sur celles et ceux que l’ennui a épargné·e·s. Lassé de faire partie des meubles, on met quelques instants le nez dehors, comme ça — ne sait-on jamais. On traverse de longues rues, de préférence d’un pas rapide, pour donner l’illusion aux autres, aux gens, qu’on a quelque chose de précis à faire. Puis faire la boucle de chez soi à chez soi, s’enraciner dans sa propre pensée. Puis voir le soleil monter-descendre. Descendre. Monter. Certains étés on ne voit des gens qu’une signature sur une carte, et si la carte arrive à temps. Et si la carte arrive, c’est déjà bien. Et si quelqu’un pense à l’écrire, aussi.

Certains étés se sont levés du mauvais pied. Ils n’y mettent aucune bonne volonté. On aurait beau essayer n’importe quoi, par paresse du hasard les choses ne se feront pas. Alors il reste quelques brèches, quelques issues — peu mais salutaires — qui nous font sortir à des heures de crépuscule et parler de films d’auteurs au milieu de têtes qui fument.

Retour à la table de cuisine. Finalement, ce n’était pas si mal. Ce film-là constituait un modèle qui était davantage à ma portée qu’un Summer Movie. Je n’avais pas à attendre que quelqu’un me jette un ballon à la figure (cf. article 1), puisque ça n’arriverait de toute façon pas. Dans un été selon Rohmer, je restais isolé dans un long plan presque fixe en attendant de trouver quoi faire. Et tant mieux si je faisais quelque chose, tant pis si je ne faisais rien. Les grands étés pleinement assouvis ne semblaient pas faire partie du projet. Rien de définitif, rien de fatal. Juste des gens, qui croisent d’autres gens, ou qui restent seuls, et qui font quelque chose. Ça me semblait bien plus envisageable.

Il y a des étés qui ne se filment pas en grosses caméras. Il y a des étés 16 mm, auxquels il convient d’accorder une attention plus minutieuse. Tout est dans le détail du presque rien de nos existences. Et même si ça nous coûte de devoir nous y pencher autant pour trouver quelque chose à sauver de nos vacances, c’est peut-être la chose à faire. Survivre à l’été, c’est trouver des alternatives à chaque nouvelle vague d’ennui. C’est n’avoir ni scénariste, ni scénario. C’est tourner léger, en équipe réduite, sans voix rétrospective. Sans autre point de vue que le sien.

En nageant à l’envers, en se sentant tout petit face à ce reste du monde qui nous paraît mieux orienté, on se découragerait si facilement. À grands coups d’impossibilités, ces étés-là deviennent nos pierres de Sisyphe. Pourtant, aussi vaines soient-elles, toutes nos tentatives échouées ont la qualité de nous faire faire quelques détours. Elles nous mènent en bateau, en voyage. Au travers du dépit se raconte une histoire splendide, et puisque rien ne se produit, vu que tout est à écrire, il n’existe pas une seule seconde d’ennui.

De ces heures de frustration, d’attentes solitaires, suspendues entre un jour et l’autre, émerge une certaine forme de clairvoyance. Parce qu’il n’y aura jamais rien de plus universel, de plus proche de soi et des autres qu’un désespoir. Et c’est peut-être ça, cette petite ouverture à l’horizon, que certains appellent rayon vert.

Luca Leone

En attendant la semaine prochaine, voici une petite sélection étés Rhomériens à regarder : Le Genou de Claire (1970), Le Rayon Vert (1986) et Conte d’été (1996).

Photo : générée par IA

Luca Leone

Luca Leone est un artiste genevois, à la fois auteur, compositeur, interprète, mais aussi comédien et metteur en scène. Il explore ici des alternatives à l’approche journalistique en proposant de rencontrer des artistes le matin tôt, juste avant l’aube.

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