D’ailleurs, les gens : la vie avant tout
« Je remercie la Suisse. Vraiment. Ce ne sont pas des mots en l’air, des mots compassés. La Suisse m’a accueillie. M’a offert un îlot de paix, m’a donné un appartement et l’aide sociale, avant que je retombe sur mes pieds et trouve un emploi. Ce pays a permis à mes enfants de suivre des études, de se camper dans la vie. C’est ici qu’ils sont enracinés. » (p. 43)
Ces mots, ce sont ceux de Seka, l’une des témoins de D’ailleurs, les gens. Arrivée de Bosnie il y a plus de 20 ans aujourd’hui, elle a œuvré pour la régularisation de plusieurs de ses compatriotes, pour faire valoir leurs droits. Seka, c’est l’une des personnalités marquantes de D’ailleurs, les gens, un recueil de portraits signé Pauline Desnuelles, aux Éditions des Sables, en 2016.
« Si je n’avais pas vécu à la campagne, si je n’avais pas assumé ces tâches dures, je crois que je n’aurais pas eu le courage de rester ici en Suisse. Mon caractère a été forgé ainsi. Un peu comme les lutteurs mongols. On pense qu’ils ont surtout besoin de muscles, que ce sont des hommes d’une puissance physique, à la Gengis Khan, mais leur mental est aussi très fort. » (Ogi – p. 81)
Ici, pas de personnages, juste des êtres humains. Pas de fiction, mais des histoires. Des histoires fortes, des histoires bouleversantes, des histoires inspirantes… Ils et elles s’appellent Edison, Ilinka, Seka, Luís, Aïna, Olivier, Hong Soak, Diop, Ernesto, Ogi, José, Ève, Michou, Carolina, Anselm, Sarita, Marco, Oumar, Susana, Nahom… Ils et elles viennent d’Équateur, de Croatie, de Bosnie, d’Erythrée, du Pérou… Toutes et tous ont une chose en commun : la Suisse les a accueillis. Toutes et tous ont pensé un jour à rentrer, retrouver ce qu’ils avaient quitté, fui, quelle qu’en soit la cause. Toutes et tous ont eu une bonne raison de rester. Dans D’ailleurs, les gens, Pauline Desnuelles leur donne la parole, reprend leurs mots pour écrire leurs témoignages. Un ouvrage nécessaire qui dévoile au grand jour une réalité dont on n’est pas vraiment conscient, dont on ne veut, peut-être, parfois, pas avoir conscience.
« J’ai passé plusieurs soirées à comparer les prix des vols pour Quito et je me suis renseigné auprès de l’administration cantonale. Je pouvais partir quelques mois en Équateur et conserver mon permis de séjour en Suisse. J’avais besoin, j’avais envie de retenter ma chance à Quito. Retrouver mon frère aîné, passer du temps avec mes neveux. » (Edison – p. 24)
Écrit en phrases courtes qui se succèdent, s’enchaînent au rythme du récit à la première personne, le texte de Pauline Desnuelles tente de retranscrire la parole de chacun, avec ses mots. D’ailleurs, les gens, c’est avant tout une réflexion sur la vie. La vie qu’on a menée, les choix, les contraintes qui ont conduit à la situation d’aujourd’hui, pour chacun et chacune. Mais aussi la vie qu’ils ont donnée : certaines ont accouché, d’autres sont devenus pères, beaucoup d’entre eux ont travaillé avec des enfants. Tous ont un rôle à jouer dans la vie d’autrui.
« Les jours passent, les nuits défilent. Rituel des rencontres. Une assiette chaude autour de 21 heures, la tisane vient peu avant minuit. À présent, je m’assieds sur un rebord de bac à fleurs et discute pendant qu’Ernesto boit sa décoction. Ernesto, c’est son nom. D’origine portugaise. Il vient de Porto et a vécu en Espagne. Vingt-cinq ans qu’il est à Genève. Sa femme l’a plaqué. Ses enfants ne se soucient pas franchement de lui. Il ne veut pas être un poids pour eux. Ses amis, il n’a pas osé les recontacter. » (Ernesto – p. 72)
Parmi tous ces portraits, il en est un qui sort du lot : celui d’Ernesto. Le seul à ne pas être écrit à la première personne. Ernesto, Pauline Desnuelles l’a rencontré un peu par hasard, dans son immeuble, dans le hall duquel il venait se réchauffer alors qu’il n’avait plus de logement. Ce récit est raconté du point de vue de l’autrice, de la façon dont elle l’a perçu. Son histoire, comme les autres, touche en plein cœur. L’attention que lui a montrée l’écrivaine, les repas apportés, les discussions du soir, ce sont tous ces petits gestes, si simples, à la portée de tous, qu’il retient et pour lesquels il la remercie.
« Je me suis tellement battu. La discrimination tacite que je subissais au travail me minait. Me grignotait les entrailles. J’étais surqualifié pour mon poste. Toujours le sentiment que les gens d’ici passaient avant moi. Devant moi. Avec leur aplomb. Leur réseau. Leurs façons adéquates de se comporter. Des regards, des remarques, des non-dits. Dans mon poitrail, une plaie à vif. » (Diop – p. 65)
Ce recueil met aussi en avant certaines incohérences, de notre pays, de notre système. Des procédures et autres règles aberrantes, inhumaines, contre lesquels on ne peut, paraît-il, rien. Le jugement, le regard des autres aussi, face à la détresse, face à la différence. Certains ne la comprennent pas, ne la voient pas, n’y étant pas confrontés. Et pourtant, elle existe bien, cette discrimination. Mais D’ailleurs, les gens n’est un livre larmoyant. Il ne s’apitoie pas. Au contraire, Pauline Desnuelles met en avant des personnalités fortes, qui ont, pour certaines, vécu l’enfer, mais se sont accrochées et sont au final reconnaissantes d’être là, d’avoir été accueillies par la Suisse et ses habitants, celles et ceux qui ont tendu la main. Celles et ceux qui veulent rendre tout cela, à travers des mots et des actions inspirantes :
« Recommencer ici, à Genève. Ne plus attendre d’un homme la reconnaissance, trouver la confiance au tréfonds de soi. Poursuivre l’apprentissage du français. Créer de nouveaux liens à l’école, faire les devoirs avec les enfants, calmement. Prononcer des paroles positives. Donner des cours d’anglais. Transmettre d’une manière ou d’une autre. Paolo avait lui aussi des choses à régler avec son passé. Nous ne pouvions rien l’un pour l’autre.
Je peux me libérer de tout ça. La bataille ne fait que commencer. Accueillir ce qui vient à moi, sans crainte. Accueillir. Mes deux filles et tout ce devenir qu’elles portent en elles, avec majesté. » (Aïna – p. 56)
Accueillir. C’est peut-être le maître-mot de ce recueil de témoignages. Accueillir les gens, quels qu’ils soient, d’où qu’ils viennent, accueillir leur différente pour en faire une force. C’est le message que nous rappelle, avec beaucoup de bienveillance, D’ailleurs, les gens, un message que nous avons trop souvent tendance à oublier.
Fabien Imhof
Référence : Paulines Desnuelles, D’ailleurs, les gens… Portraits, Genève, Éditions des Sables, 2016.
Photo : © Fabien Imhof