Les mille portraits de D’ailleurs, les gens…
« Les jours d’abattement, je me disais que je pourrais baisser les bras, rentrer en Bosnie. À contrecœur, me reconstruire une vie là-bas. Avec ma formation, mon expérience professionnelle, je ne serai pas à la rue. Mais toutes ces autres femmes, ici… que deviendraient-elles ? C’étaient les femmes de Srebrenica. » (p. 39)
J’ai ouvert D’ailleurs, les gens… il y a un moment, en revenant de vacances. Les dix heures de voiture séparant l’île d’Oléron de Genève me semblaient nécessiter la compagnie d’un ami – d’un bon livre. D’ailleurs les gens… a été les deux à la fois.
J’avais rencontré son auteure, Pauline Desnuelles, lors du 3e Salon des Petits Éditeurs, organisé à la Ferme Sarasin (Grand-Saconnex). Pauline Desnuelles m’a laissé un souvenir à l’image de son recueil : doux, bienveillant, rempli de bonne humeur malgré les virages de la vie. À ses côtés, des bouilles adorables : ses enfants, qui servaient d’impresarios-rabatteurs-agents-publicitaires. Du coup, après avoir bien discuté avec l’une et les autres, je suis repartie avec son livre… et des dessins plein les poches !
Littérature du réel
Ce n’est pas un roman, ni un recueil de nouvelles. C’est un recueil de témoignages, autant de portraits (c’est d’ailleurs le sous-titre de D’ailleurs les gens…, « Portraits ») qui disent des gens différents. Paulines Desnuelles est traductrice : elle travaille avec des ONG et des organisations internationales. Son métier la fait côtoyer des personnes au parcours difficile, arrivées en Suisse au hasard des routes – parfois à cause de la guerre, parfois pour chercher du travail. Certaines ont des papiers, d’autres pas ; certaines ont fait des études, d’autres non. Certaines ont laissé une famille au loin ; certaines l’ont construites ici. Mais toutes veulent vivre, d’une manière résolument belle. Ce sont ces rencontres qui ont fait naître le projet de D’ailleurs, les gens… Ce n’est pas vraiment un livre de témoignages fidèles, mais c’est un livre qui rend hommage à des histoires réelles, racontées lors d’entretiens en différentes langues – en français, en anglais, en espagnol, en portugais et tant d’autres. Des histoires joyeuses ou tristes, intimes ou douloureuses.
« Il m’est arrivé de m’interroger sur la légitimité de ma démarche. L’impression, parfois, de leur voler leur histoire… Mais l’important était de parler d’eux, de leur donner une voix. Tant pis si c’était à travers ma cage thoracique et mon larynx. Faire passer un message. Faire connaître les difficultés auxquelles ils se heurtent. Les problèmes administratifs. Les décalages culturels. Les obstacles linguistiques. L’inimitié primaire. La nostalgie de l’ailleurs. Après mûres réflexions, j’ai opté pour la première personne, sentir battre leur pouls dans mes veines. Parler comme si j’étais eux. L’objet final est une traduction. Mon regard. Mes mots. Un peu de mon imaginaire. La reproduction brute de nos échanges n’aurait pas rendu compte de leur intelligence. La maladresse linguistique, qui guette quiconque s’exprime dans une langue étrangère, nous fait sentir handicapé-e-s, tronqué-e-s d’une partie de nous-mêmes. Manquent la fluidité ou l’assurance que confèrent le mot juste, la tournure idoine et percutante. » (pp. 14-15)
Les uns et les autres
Avec une grande sensibilité et un immense respect, Pauline Desnuelles a entraîné des femmes et des hommes dans son projet. Il y a Edison, 30 ans et un permis B, qui écoute du heavy metal et aimerait reprendre des études, mais qui en attendant, enchaîne les ménages… Ilinka, qui a un master de l’Université de Genève et fait du baby-sitting, qui jongle avec les jobs alimentaires pour ne pas rentrer en Croatie… Seka, à la retraite, qui s’occupe de ses enfants et ses petits-enfants, mais qui est très active au sein de l’Association des mères bosniaques seules et n’hésite pas à aller bousculer les politiciens… Luís, qui a quitté le Pérou et divorce de sa femme suisse, faisant des gardes d’enfants pour subsister… Aïna, qui a un diplôme de géologue de l’University College London mais ne trouve pas de boulot à Genève, qui a un mari qui ne la comprend pas et des souvenirs lointains des îles Fidji… Olivier, qui en coréen s’appelle Hong Soa, a été adopté et ne se sent ni d’ici, ni d’ailleurs, mais aime tellement son enfant… et Diop, Ernesto, Ogi, José, Michou, et tant, et tant d’autres encore…
Le mieux, c’est encore de les lire, des les traiter comme des amis et, en les découvrant dans D’ailleurs, les gens…, de voir un peu le monde différemment. Merci.
Magali Bossi
Références : Paulines Desnuelles, D’ailleurs, les gens… Portraits, Genève, Éditions des Sables, 2016.
Photo : ©Magali Bossi