Dans la folie d’un Broker
Le vaudeville bancaire tant attendu, imaginé par Angelo Dell’Aquila et Antoine Courvoisier, est enfin là sur les planches du Théâtre du Loup ! Avec des personnages hauts en couleur, nous découvrons tout un univers qui paraît à mille lieues de nos réalités quotidiennes.
Sur la scène du Loup, nous assistons au dernier jour d’une boîte de trading avant que ses employé·e·s ne soient remplacé·e·s par une intelligence artificielle, bien plus efficace. Seulement voilà, iels ne le savent pas, sauf Chappuis (Brigitte Rosset), qui a été jodlée – c’est ainsi qu’on renvoie les gens ici ! – la veille et Hmichael Douglas (Julien Tsongas) le supertrader, qui est de mèche avec le patron. Mais tout ne s’arrête pas là : Chappuis va tout faire pour faire couler la boîte, quitte à fomenter les pires attentats. Quant à Hmichael Douglas, traumatisé d’avoir dû tout partager avec sa sœur, ne veut plus partager, et cherche un moyen de pression sur Bernardo (Christian Scheidt), le boss américano-siciliano-genevois de la boîte. Dans ce microcosme, tout le monde cherche donc à tirer son épingle du jeu. Tina (Safi Martin Yé), la head of desk, veut prendre la place de Bernardo ; Bob (Gaspard Boesch), l’employé moyen par excellence, veut devenir supertrader par tous les moyens ; Dupond et Dupont (Angelo Dell’Aquila et Antoine Courvoisier) tentent de suivre le rythme des autres et de sauver leur place… Sans oublier le gendarme de la finance (Pauline Lebet), qu’on veut à tout prix empêcher de venir contrôler ce qui se passe dans l’open space, ainsi que Sucreu (Charlotte Filou), la fille de Bob, dont les idéaux sont bien éloignés du milieu de la finance. Alors, qui parviendra à se sortir de ce bourbier ?
La finance (à peine) caricaturée
La scène, représentant l’open space où tout se joue, rappelle le casino, avec sa moquette rouge et ses tables hautes, mais aussi une chambre d’enfant. Le bureau du boss, avec ses jouets et ses chaises en plastique, nous place dans un univers enfantin qui souligne tout le paradoxe de cet étrange milieu. Toute la journée, les brokers – comprenez les courtiers en bourse – tentent des paris, plus ou moins risqués. Enfin… risqués, mais pas vraiment pour eux, qui tirent quoiqu’il arrive une commission de chaque transaction, en leur guise d’intermédiaire. Ainsi, ils sont complètement détachés de la réalité. En témoignent les grandes maximes de Jean-Michel Favre, devenu « le Hmichael Douglas de la place financière genevoise, adulé de tous. » Rien, dans ce microcosme, ne correspond à la réalité : les interactions sont sans cesse calculées, tout le monde se méfie de tout le monde, on n’hésite pas à écraser les autres pour se faire sa place… Ce détachement total du monde réel devient particulièrement flagrant lorsque des manifestants s’installent en bas de l’immeuble et que Hmichael Douglas n’hésite pas à les envoyer paître de manière particulièrement hautaine, ou lorsque Sucreu le met en difficulté par des questions tout à fait pertinentes, mais à l’apparence totalement naïve, autour du capitalisme.
Au sommet de ce monde de requins trône Bernardo, qui n’est rien d’autre qu’un grand enfant qui passe son temps à se déguiser et à jouer. Son attitude est à l’image des brokers, qui font mumuse avec la bourse et l’état, surfent sur les crises financières qui s’enchaînent, sans aucune conséquence. Ou plutôt si : des commissions qui ne font qu’augmenter constamment. D’ailleurs, Bernardo ne renvoie pas ses employé·e·s : il les jodle ! Oui oui, c’est par ce chant traditionnel qu’il leur signifie qu’iels ne font plus partie de l’entreprise. De quoi nous rappeler que les brokers ne sont que des pions, facilement remplaçables, eux qui s’amusent avec les portefeuilles de leurs client·e·s. Sur fond de jeux de mots qui fusent, de costumes parfois loufoques et d’humour complètement décalé, on se demande si tout ce qu’on nous montre est exagéré, ou à peine…
Un véritable vaudeville
De la comédie de boulevard, Broker respecte bien les codes : quiproquos, portes qui claquent ou personnages qui en débarquent de manière inattendue, humour pas toujours très fin… Mais surtout, le spectacle est porté par des personnages hauts en couleur, avec quelques grands moments pour chacun d’entre eux ! On évoquera ici le monologue de Bob autour de l’expression « c’est parti, mon kiki ! » qui laisse l’adulé Hmichael Douglas perplexe. Il y a aussi le retour de l’accent genevois de Bernardo quand il évoque Le juste prix, avec Philippe Risoli. Un peu de nostalgie de son enfance ? On pourra encore parler de la bataille complètement cintrée entre Bernardo et Hmichael Douglas. Mais le paroxysme de l’humour est sans doute la phase de schizophrénie de Chappuis et de tous ses alias. Était-ce complètement prévu ou y avait-il une part d’improvisation ? Quoiqu’il en soit, on en a ri aux larmes !
Au final, Angelo Dell’Aquila et Antoine Courvoisier se tiennent à ce qui était annoncé : du vaudeville, des rires, un spectacle pas moralisateur même s’il amène de nombreux questionnements, une comédie drolatique, avec le grain de folie qui les caractérise, comme toujours. Sans doute était-il nécessaire pour parler de ce microcosme si particulier et à part du monde. Les nombreux jeux de mots, parfois totalement gratuits, et l’humour absurde et décalé se mettent à merveille au service du propos. Broker, c’est tout ce qu’on attendait, et bien plus encore, avec même quelques moments rappelant la comédie musicale. Idéal, en pleine période de fête de la musique !
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Broker, d’Antoine Courvoisier et Angelo Dell’Aquila, au Théâtre du Loup, du 18 au 30 juin 2024.
Mise en scène : Antoine Courvoisier et Angelo Dell’Aquila, avec la collaboration de Julien George
Avec Gaspard Boesch, Charlotte Filou, Pauline Lebet, Safi Martin Yé, Brigitte Rosset, Christian Scheidt, Julien Tsongas, Antoine Courvoisier, Angelo Dell’Aquila
https://theatreduloup.ch/spectacle/broker/
Photos : © Adriano Parata