Les réverbères : arts vivants

Dans les Pas de Samuel Beckett

Du 9 au 14 septembre, le POCHE/GVE présentait un discours à deux voix, dans le cadre du festival La Bâtie : Pas, de Samuel Beckett.

Reconstituer une pièce de mémoire, plusieurs jours après l’avoir vue, est une expérience de pensée à tenter – a fortiori quand la pièce s’insère dans l’œuvre complexe d’un dramaturge exigeant : Samuel Beckett. Comment raconter un texte qui, par ses ressassements, ses reprises et ses va-et-vient, tourne sur lui-même jusqu’à se créer un langage poétique propre mâtiné de contre-sens et de jeux de mots, d’images provoquées par l’appui sur une certaine syllabe, le retard dans la chute d’une phrase ? Un texte qui se présente à la fois comme un labyrinthe – car il mélange les niveaux de sens et d’énonciation, car il brouille les limites entre les personnages qu’il fait advenir, car il n’explicite pas et expose à peine – et comme une eau courante – qui file, glisse et s’enfuit entre les doigts de la réflexion qui cherche à le saisir, pour laisser le spectateur seul face à une impression ténue, à peine une sensation ? On se raccrochera (et c’est peut-être le plus sage) aux fils fragiles d’un résumé succinct, qu’on brandira comme une marionnette un peu bancale – mais que voulez-vous, les aléas de la mémoire et la complexité du texte font mauvais ménage avec la précision…

Pas, c’est un dialogue. Une mère et sa fille s’entretiennent. Elles parlent et, en parlant, elles mettent au jour l’univers au sein duquel elles évoluent. La fille est en blanc ; la mère en noir. On les discerne à peine dans la pénombre de la scène. Elles ne sont que des silhouettes que seule détermine la variation chromatique. Elles n’ont pas de visages ; il est mangé par les ombres. Impossible, par conséquent, de connaître leur âge. Quel âge j’ai ? C’est justement une des questions récurrentes que l’une pose à l’autre.  La fille s’occupe de sa mère, sans doute malade – ou peut-être est-ce l’inverse ? Au loin, l’horloge d’un clocher sonne ; on rentre de l’office ; c’est le soir. On se souvient de… on se souvient. L’enfance de la petite, rythmée par le balancement des pas que la fillette voulait voir chuter sous elle. Ces pas qui, une fois adulte, ne la quittent pas.

Les pas – voilà justement ce qui rythme le dialogue. Une fois mise en mouvement, la fille avance sans trêve. Il faut compter : un deux trois quatre cinq six sept huit et neuf (si je me souviens bien). Puis faire demi-tour et repartir dans le sens inverse. Ses mouvements sont saccadés : souvenez-vous, elle veut voir chuter les pas. Comment ? Mystère. Elle suit la diagonale de lumière qui déchire l’obscurité du plateau, comme le rai éclairé d’une porte laissée entrouverte. Marche-t-elle dans la mince luminosité que laisse échapper la chambre de sa mère ? Peut-être. Dans la scénographie épurée de Pas, la lumière joue un rôle fondamental : elle révèle juste assez des costumes (noir et blanc) pour donner un maigre relief aux voix qui s’entretiennent ; elle suggère le cadre d’un intérieur vieilli où se côtoient deux générations pas si étrangères l’une à l’autre ; elle fait penser, sur la paroi au fond du plateau, à ces minces meurtrières des églises romanes qui remplacent les vitraux et laissent à peine s’engouffrer le jour.

C’est le milieu de la pièce. Lentement, les voix se taisent… puis les rôles s’inversent : la fille devient la mère, la mère la fille. Les costumes s’échangent dans le secret d’une pénombre qui ne laisse (presque) rien deviner, et le dialogue reprend. Exactement le même, mais ponctué différemment : les intonations ne sont pas les mêmes, les respirations sont différentes. L’humour et la surprise s’engouffrent à des carrefours syntaxiques inattendus – du même texte émerge un sens entièrement neuf.

Que retenir de Pas ? Peut-être l’universalité des relations familiales, des liens qui tissent la trame des générations – comme un mystère aussi insaisissable que les ombres qui rampent sur la scène. Peut-être cette capacité d’un texte à se rejouer lui-même, à se métamorphoser, à se dire d’une manière puis d’une autre – plasticité protéiforme et déroutante pour le spectateur.

Peut-être, enfin, la surprise et la joie de voir le visage de celles qui ont porté les mots de Beckett : Laurence Montandon et Jane Friedrich.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Pas, pièce en un acte de Samuel Beckett, POCHE/GVE (création coproduite par La Bâtie), du 9 au 14 septembre 2019.

Conception scénique : Samuel Beckett

Direction d’actrices : Anne Bisang, Mathieu Bertholet

Avec Laurence Montandon et Jane Friedrich

https://poche—gve.ch/spectacle/pas/

Photos : © Mehdi Benkler

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé. Elle aime le thé et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Présidente de l’association La Pépinière, elle est responsable de son pôle Littérature. Docteure en lettres (UNIGE), elle partage son temps entre un livre, un accordéon - et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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